Jurisprudence : les mises à la retraite dans le régime spécial de l’Opéra de Paris doivent se conformer au principe de non-discrimination à raison de l’âge

Non-discrimination

- Auteur(e) : Hakim El Fattah

Cour d'appel de Paris, Pôle 6-Chambre 9, 18 janvier 2010, S 10/04291.

Décision d'appel - renvoi après cassation

 

L'essentiel

Le décret du 5 avril 1968 modifié portant statut de la caisse de retraites des personnels de l'Opéra national de Paris est incompatible avec le principe général du droit de l'Union européenne interdisant les discriminations à raison de l'âge. Il doit, par conséquent, être écarté. La mise à la retraite prononcée en vertu de ce texte constitue un licenciement nul. La Cour d'appel de Paris s'aligne sur la jurisprudence de la Cour de cassation relative à la discrimination à raison de l'âge.  

 

Rappel des faits


Une salariée employée en qualité de régisseur de production, puis de chef du service patrimoine à l'Opéra national de Paris, a été mise à la retraite par ce dernier, conformément aux dispositions de l'article 6 du décret n° 68-382 du 5 avril 1968, modifié le 16 octobre 1980, portant statut de la caisse de retraites des personnels de l'Opéra national de Paris.

Elle a contesté devant le Conseil de prud'hommes de Paris  sa mise à la retraite et a soutenu qu'en vertu de la loi n°2003-775 du 21 août 2003, primant sur le décret précité, une telle mesure n'était possible, en l'absence de dérogation prévue par un accord collectif, que si elle avait atteint l'âge de 65 ans. La requérante a prétendu, de surcroît, que sa mise à la retraite était constitutive d'une discrimination à raison de l'âge, s'analysant en un licenciement sans cause réelle et sérieuse. 

Par jugement prud'homal du 22 mai 2006, l'intéressée a été déboutée de l'ensemble de ses demandes. Elle a interjeté appel.   

 

Revirement de la cour d'appel de Paris sur l'application du principe de non-discrimination à raison de l’âge


Mais, les arguments de la requérante n'ont guère convaincu les juges du fond qui, pour la débouter, se sont contentés de relever que " sa mise à la retraite était régie exclusivement par l'article 6 du décret du 5 avril 1968 et que l'intéressée remplissait les conditions d'âge et d'ancienneté requises" (Cour d'appel de Paris, 28 mai 2008).


Cependant, la cour d'appel qui, dans l'appréciation des éléments qui lui ont été exposés, n'a pas fait application de la directive 2000/78/CE (article 6, paragraphe 1) a été censurée par la Cour de cassation (Cass. soc. 11 mai 2010, n°08-43681). La Haute juridiction, s'inspirant en cela de la jurisprudence de la Cour de Justice de l'Union Européenne (CJUE), considérait que les juges du fond qui n'ont pas examiné, pour la catégorie d'emploi de la requérante, si la différence de traitement fondée sur l'âge était objectivement et raisonnablement justifiée par un objectif légitime et que les moyens pour réaliser cet objectif étaient appropriés et nécessaires, ont violé le texte communautaire.

La Cour de cassation avait décidé de renvoyer l’affaire devant la cour d’appel de Paris (autrement composée) afin qu’elle statue de nouveau. Par une décision du 18 janvier 2012, les juges du fond se sont alignés sur la position de la Haute juridiction.

Pénibilité de l’emploi : motif légitime de mise à la retraite ?

Dans son argumentation, l’Opéra national de Paris justifie la pratique de la mise à la retraite d’office en son sein par la pénibilité de certains emplois. Il s’agirait de tenir compte des « fatigues exceptionnelles » liées à la spécificité de certains emplois exercées au sein de l’établissement.

Cependant, les juges du fond relèvent que l’ex-employée de l’Opéra national de Paris n’était pas affectée à un emploi pénible justifiant la mise à la retraite d’office. En réalité, l’ex-employée exerçait les fonctions de chef du patrimoine ; or, la disposition réglementaire (article 6 du décret du 5 avril 1968 modifié) permettait la mise à la retraite à 55 ans, de salariés ayant occupé des emplois pénibles principalement de « machinistes, électriciens, régisseurs, pompiers civils ».

Au passage, la cour d’appel ne manque pas de souligner l’incohérence de la position del’ONP qui, tout en ayant prononcé la mise à la retraite litigieuse sur la base du régime "des autres catégories de personnel" dont le droit à pension est ouvert à 60 ans et qui ne sont a priori pas concernées par les "fatigues exceptionnelles", se prévaut du caractère pénible de la fonction de son ex-employée, sans pour autant l'étayer.  

Quoi qu'il en soit, si les juges du fond sont d'avis que les emplois présentant un certain degré de pénibilité peuvent justifier une mise à la retraite à un âge anticipé, comme "il serait déraisonnable de faire travailler des danseurs à des âges avancés compte tenu de la nature physique et artistique de leur activité", ils estiment que tel n'était pas le cas de l'ex-employée de l'ONP. 

Caractérisation de la discrimination à raison de l'âge  

A partir de ce postulat, la mise à la retraite prononcée par l'ONP est jugée discriminatoire, car la différence de traitement fondée sur l'âge qu'elle créait "n'était pas, au sens de la directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000, objectivement et raisonnablement justifiée par un objectif légitime", ni les moyens mobilisés pour parvenir à cet objectif appropriés et nécessaires. 

Il s'ensuit, selon les juges du fond, que le principe de non-discrimination en raison de l'âge consacré par le droit européen communautaire s'oppose au texte réglementaire - décret du 5 avril 1968 modifié, article 6 - qui permettait la mise à la retraite à 60 ans de certaines catégories de personnel de l'ONP dont faisait partie la requérante. 

La cour d'appel aboutit d'autant plus facilement à cette conclusion qu'un décret (2008-240) du 6 mars 2008 a porté, pour la catégorie d'emploi en cause, de 60 à 65 ans l'âge de mise à la retraite d'office par l'ONP (un autre décret ( n°2011-952) du 10 août 2011 porte cette limite d'âge à 67 ans; sachant que, pour ce qui est de ce dernier texte, les premiers reports effectifs de l'âge de cessation d'activité interviendront à partir de 2017 pour les personnels nés à compter de 1957 ou 1962 en fonction de l'emploi occupé).   

Conséquemment, en application de la jurisprudence de la Cour de Justice de l'Union européenne (C.J.U.E., 19 janvier 2010, affaire C-555/07, Kucukdeveci), les juges du fond écartent l'application du texte réglementaire litigieux en raison de sa non-conformité au droit communautaire et condamne l'ONP qui "n'invoque comme cause de rupture de la relation contractuelle de travail que l'âge" de son ex-employée. En toute logique, la mise à la retraite qu'elle a prononcée est qualifiée de licenciement nul.

A titre de réparation du préjudice subi, la requérante se voit accorder une indemnité conventionnelle de licenciement de 36.529,50 euros et une indemnité complémentaire de 102.200 euros représentant 30 mois de salaires sur le fondement de l'article L. 1235-3 du code du travail. L'Opéra national de Paris est également condamné à verser à son ex-employée la somme de 3.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.  

En revanche, la cour d'appel rejette la demande de réintégration formulée par la requérante, car "près de 7 ans après sa mise à la retraite sa réintégration s'avère impossible en raison de la tardivité de la demande". En effet, la requérante n'avait présenté cette demande que lors de l'audience devant la cour d'appel de renvoi le 2 novembre 2011.