Reconnaissance et valorisation des travailleurs de la « deuxième ligne » (Rapport)

Gestion de l'emploi

- Auteur(e) : Ali-Mehdi Oucherif

Christine Erhel et Sophie Moreau-Follenfant livrent, le 19 décembre 2021, leur rapport dans le cadre d’une mission confiée par la ministre du Travail visant d’accompagner des partenaires sociaux dans la démarche de la reconnaissance des travailleurs de la deuxième ligne.

Dans ce rapport, les auteures décrivent les inégalités des individus face au travail dans le contexte sanitaire actuel et en particulier face à une exposition pouvant provoquer une contamination au Covid-19. Les auteures rappellent que, lors du premier confinement un tiers des salariés du privé travaillaient sur site ou sur chantier, ce chiffre avait augmenté à 59% des salariés lors du second confinement de novembre 2020 et à 55% lors du second confinement en avril 2021, avec une chute du recours du télétravail durant les deux confinements. Cette présence sur site avait donc fait naître des préoccupations pour ces métiers dits exposés, ayant donné lieu à une reconnaissance symbolique par le président de la République qui les définissait alors comme des métiers en première et en seconde ligne.

La nature de ces métiers, comme le soulignent les auteures, est une situation que l’on retrouve ailleurs. En s’appuyant sur l’exemple des Etats-Unis, les auteures soulignent qu’une reconnaissance de métiers essentiels allant au-delà du monde médical est apparue. Ces mêmes métiers, qualifiés de frontline workers sont pourtant pour certains d’entre eux télétravaillables ou confrontés à la fermeture temporaire de leur lieu de travail.

Ces métiers, considérés comme “assurant la continuité économique et sociale d’un pays” sont également confrontés à la question de leur qualité de travail et d’emploi, ces deux critères étant peu favorables aux salariés.

Cette mission s’est fondée, pour ces métiers, d’une part sur une analyse sur la qualité de l’emploi et du travail, ensuite sur l’étude des conditions de travail et d’emploi puis sur l’accompagnement du dialogue social dans les branches les plus concernées.

Une analyse fondée sur la qualité de l’emploi et du travail pouvant être appréhendée par métier :

Les auteures s’appuient d'abord sur ce qu'elles qualifient comme “un cadre multi-dimensionnel de la qualité de l’emploi” qui renvoie à des travaux académiques et aux travaux d’organisations internationales.

Afin d’illustrer leurs propos, l’analyse se fait sur six indicateurs : salaires et rémunérations, conditions d’emploi, conditions de travail, horaires et conciliation vie familiale-vie professionnelle, formation et trajectoires professionnelles ainsi que dialogue social

Une approche par métiers a également été adoptée, permettant de tenir compte du caractère hétérogène des différentes situations de travail face à la crise sanitaire, même si cette approche trouve ses limites.

La DARES classe ces métiers de seconde ligne à l’aide de deux critères : un premier critère d’exposition potentielle pour les métiers non télétravaillables où un risque est présent, évalué à partir des données de l’Enquête Conditions de Travail de 2019, puis un second critère de travail sur site pendant le premier confinement, évalué à partir des données de l’enquête ACEMO-COVID, réalisée auprès des entreprises durant cette période. Pour ces deux critères, 17 métiers sont concernés et constituent donc la seconde ligne face au COVID.

Le rapport a également dû cibler les branches les plus concernées, en dépit du fait qu’une grande partie des métiers qualifiés de seconde ligne sont présents dans une majeure partie, branches avec un nombre variable pour chacune d’elles.

En prenant pour appui une liste de 15 branches du secteur privé, le rapport s’attache à indiquer que celle-ci a permis, au cours de la mission, de focaliser les échanges sur un nombre restreint de branches, l’effectif représentant 66% des effectifs de seconde ligne du secteur privé.

L’existence de conditions de travail et d’emploi globalement plus difficiles pour ces métiers :

En s’appuyant sur une analyse multi-dimensionnelle, les auteures du rapport ont exploré de différentes analyses publiées dans deux documents de la DARES et du CEET en mai 2020. D’une part, sur la question des salaires et des rémunérations, les indicateurs tirés des DADS en 2018 montrent un écart de 30% entre les salaires des travailleurs de seconde ligne et la moyenne de ces salariés du secteur privé.

Cette tendance se retrouve également dans la part des bas salaires qui est de 11,9% dans les métiers de la deuxième ligne contre 18% dans l'ensemble du secteur privé. Ces chiffres vont de pair avec la perception négative des salaires que ressentent les salariés de la deuxième ligne, se considérant pour la plupart mal payés en contrepartie du travail réalisé.

Le rapport souligne également que les femmes travaillent majoritairement dans les métiers où les salaires sont les plus faibles alors que les hommes sont nombreux dans des métiers mieux rémunérés. Dans la même idée, le rapport souligne que les femmes sont moins présentes dans certaines familles de métiers pour y être majoritairement dans d’autres.

D’autre part, concernant les conditions d’emploi, le nombre de salariés intérimaires ou en CDD est plus élevé que pour l’ensemble des salariés, marquant un sentiment d'insécurité de l’emploi. Cette crainte est à nuancer du fait qu’elle concerne en particulier les familles de métiers agricoles et les ouvriers non qualifiés.

Ensuite, concernant les conditions et la qualité du travail, les salariés en deuxième ligne ont des conditions de travail globalement plus difficiles que les autres salariés du privé avant la crise sanitaire.

Le rapport, en s’appuyant sur les données de l’Enquête Emploi de 2019, nous montre que les salariés de deuxième ligne sont généralement plus souvent employés pour de courte durée que les autres salariés du secteur privé, avec 26% de salariés en temps partiel contre 18 % pour les salariés du privé.

Il apparaît que les salariés de seconde ligne souffrent aussi d’horaires plus difficiles, où 8% d’entre eux doivent travailler au minimum 50 nuits sur leur lieu de travail, contre 5% pour les salariés du secteur privé. 19 % des salariés de deuxième ligne doivent travailler plus de dix dimanches contre 14%, enfin 8 % doivent travailler en horaires morcelés contre 6% pour les salariés du secteur privé. Le rapport nuance en admettant que les salariés de la deuxième ligne sont moins nombreux à emporter du travail chez eux ou à faire des heures supplémentaires.

Concernant l’accès à la formation et des perspectives de carrière, le rapport montre que le taux d’incidence du chômage leur concernant est plus élevé et les mobilités de poste ou d’entreprise sont là aussi plus nombreuses. Il en ressort aussi que la part de hausse des revenus suite à une mobilité est plus faible que la moyenne pour certains salariés de la deuxième ligne, avec 14,2% contre 26,9% pour l’ensemble des salariés.

Le rapport ajoute le problème du déficit de la formation, où sur une période de 5 ans, les salariés de la deuxième ligne bénéficient moins souvent d’une formation. Sur une période de 5 ans, seulement 34,4% contre 38% pour l’ensemble des salariés en bénéficient. A ce phénomène s’ajoute celui du déficit de l’apprentissage où la moitié des salariés de la seconde ligne estiment que leur formation continue est suffisante pour bien faire leur travail.

Enfin, concernant la représentation collective et le dialogue social, le rapport indique qu’une certaine faiblesse du dialogue social existe du fait de l’environnement de travail de ces salariés de deuxième ligne. En effet, 58% seulement de ces salariés travaillent dans un établissement couvert par une institution représentative du personnel là où 63% des autres salariés du privé en disposent. Le rapport note toutefois un chiffre moyen de syndicalisation très proche, de 7% pour les salariés de la deuxième ligne et de 8% pour les autres salariés du secteur privé.

Un dialogue social majoritairement présent dans les branches des métiers de la continuité économique et sociale :

Sur ce point, le rapport montre d’abord une activité de négociation marquée par la crise

sanitaire, avec 205 accords conclus en moins entre 2019 et 2020 pour l’ensemble des branches. Une tendance analogue se retrouve dans les branches des métiers de la deuxième ligne. Ces salariés sont aussi touchés par une absence d’accord sur les salaires et les minima conventionnels au cours de l’année 2020. Cependant, d’autres domaines ont été négociés de manière plus significative, il s’agit plus particulièrement de négociations liées à des dispositions législatives.

Le rapport souligne aussi une volonté soutenue par l’Etat de revalorisation des revenus pour l’année 2021, compte tenu de la crise sanitaire. Cette revalorisation doit se faire exclusivement par le biais de la négociation collective. À cela s’ajoute le dispositif de prime de pouvoir d’achat exonérée d'impôts et de cotisations sociales. Ce dispositif a été introduit en 2019, s’adressant en particulier à certaines branches professionnelles des métiers de seconde ligne.

Or, le rapport se concentre sur des dimensions différentes de l’emploi en ce que l’objectif de revalorisation diffère selon la situation des métiers et des branches. Au sujet des salaires et de la rémunération, de nombreuses disparités existent entre les métiers. Le rapport ajoute que certaines branches “jouent un rôle d’intégration sociale pour de nombreux salariés faiblement qualifiés”. En raison de leurs faibles revenus, la réduction des cotisations permet à ces branches d’obtenir un “gisement d’emploi significatif" pour les salariés les moins qualifiés. Ce phénomène entraîne celui d’une “trappe à bas salaire” en ce que l’augmentation de revenus entourant le smic provoque pour l’entreprise, une réduction des allègements des cotisations patronales et augmentant donc la charge totale du salaire. Le salarié doit donc améliorer ses qualifications pour échapper à ce phénomène. Des négociations portant sur la revalorisation des salaires pour 2021 ont déjà eu lieu mais ont été rattrapées en tout ou partie par la révision du SMIC en 2021 puis en 2022.

Au sujet des conditions d’emploi, le rapport indique que les métiers de la continuité économique et sociale sont marqués par la présence importante des contrats de travail  temporaires comportant des spécificités selon les métiers.
Concernant les conditions de travail, lesdits métiers possèdent des risques importants en termes de pénibilité physique et de risques psycho-sociaux. Sur ce point, certaines négociations existent dans certaines branches. Des difficultés spécifiques sont aggravées dans certaines branches par le contexte de la crise sanitaire, poussant à la signature de chartes avec les clients.

Au sujet des carrières, de la classification et de la formation, les métiers de la continuité économique subissent des perspectives de promotions limitées. Pour y remédier, le rapport propose la révision des classifications, déjà engagées par certaines branches et le développement de la formation, pour lequel certains accords ont été signés en 2021. Ce dernier doit s’accompagner, selon les organisations syndicales, d’une réflexion sur les perspectives d'évolutions professionnelles des salariés face à l'émergence de la transformation des métiers et des nouveaux enjeux.

La question du temps de travail (notamment, les enjeux de durée du travail, de fragmentation du temps de travail, de gestion des horaires parfois atypiques) et la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle constitue un aspect majeur pour améliorer la qualité du travail dans les métiers de la continuité économique et sociale. Sur la question de la gestion du temps de travail, le rapport précise que le temps partiel ne doit pas être écarté du fait de son attractivité pour certaines entreprises ou certains salariés. Les solutions des branches doivent d’être consolidées ou améliorées.

Les organisations syndicales font également face à des fortes demandes dans le domaine de la question de la conciliation vie familiale-vie professionnelle et la question du logement. Le besoin issu de cette problématique peut pousser à adopter, pour les entreprises, un dispositif d’accompagnement des salariés parents. Le travail en journée, bien que proposant une solution, laisse subsister celui du fractionnement tout en faisant revendiquer à ce titre une prime pour compenser cette situation.

Les partenaires sociaux des branches souhaitent, face à la politique de l’emploi, une contribution des baisses de charges sur les bas salaires. Le souhait d’une hausse du SMIC pour les branches où la négociation est bloquée est également souligné. Les organisations syndicales souhaitent aussi, au sujet de la négociation collective, que les accords soient étendus plus rapidement. Les partenaires sociaux des branches soutiennent la décision du Conseil d’Etat en date du 7 octobre 2021 relative au salaire minima hiérarchique. Ils demandent également à revenir au principe de la prévalence de l’accord de branche sur l’accord d’entreprise. Les organisations syndicales des branches signalent enfin que les recompositions des périmètres de la branche sont plus chronophages et réduisent le contenu de la négociation à ce titre.

Le rapport comporte enfin une série de recommandations. Les auteures suggèrent d’élargir la catégorie dite de deuxième ligne pour qu’elle comprenne tous les métiers de la continuité économique et sociale.

Concernant la revalorisation des revenus, le rapport suggère de s’appuyer sur le diagnostic en termes de conditions de travail et d’emploi et de s’adapter aux difficultés identifiées dans les métiers, tout en consacrant un niveau de mise en œuvre multiple qui implique à la fois l’entreprise, la branche professionnelle et l’Etat, ‘’même si le niveau branche apparaît comme l’échelon prépondérant’’.

L’enjeu des rémunérations nécessite un travail sur le contexte économique de la branche en évitant le maintien de rémunérations trop faibles. La branche apparaît théoriquement comme étant l'interlocuteur privilégié car il permet de s’adapter aux conditions économiques. Toutefois, dans la pratique, des minimas inférieurs au SMIC et un flottement dans la définition des salaires minima hiérarchiques, bien que le Conseil d’Etat s’y est récemment consacré, mettent à mal la place de la branche dans ce domaine.

Les organisations patronales et syndicales soulignent l’importance de fixer des tarifs permettant de mieux rémunérer les salariés. Un tarif minimum pour les prestations ou la main d'œuvre devrait également être mis en place. Pour les auteures, une action de l’Etat serait souhaitable afin d’assurer des conditions de rémunération suffisantes par une meilleure fixation du prix. La négociation de branche poussera également à résoudre les enjeux de court terme tels que ceux ayant émergé au cours de la crise sanitaire actuelle, pouvant pousser à négocier sur les salaires. La question du SMIC peut aussi être posée notamment pour les professions de la continuité économique et sociale qui sont majoritairement rémunérés au SMIC.

Concernant la durée de travail, une augmentation des heures doit être permise par les entreprises ainsi qu’une offre de certains services tels que la garde d’enfants ou la prise en charge des personnes âgées dépendantes. De même, les auteures recommandent de prendre en compte les questions de logement et de transport pour ces salariés.

Au sujet de l’égalité femmes-hommes, les discussions et négociations doivent comprendre l’ouverture de certains métiers aux hommes et se concentrer sur l'égalité salariale.

Pour améliorer les conditions de travail, une approche par métiers des risques professionnels est suggérée. Les horaires de travail doivent également être repensés à travers une modification de l'organisation du travail ou une flexibilité voire une prévisibilité des horaires à la demande des salariés. La prise en compte des temps de déplacement pour les horaires fragmentés apparaît aussi comme une solution à envisager à court terme, tandis qu’à moyen-long terme, créditer un compte épargne-temps en compensation de situations de fortes contraintes horaires paraît envisageable.

Le rapport s’attache à montrer qu’il faut favoriser les parcours professionnels ascendants par le développement et la systématisation d’outils permettant une meilleure reconnaissance des compétences, en lien avec la négociation sur les classifications professionnelles. L’accès à des formations plus générales et diplômantes permettant de monter en compétence est aussi souhaitable.

Enfin, il est recommandé de développer l’approche par la qualité de l’emploi et de tenir compte du caractère hétérogène des différents métiers. A cet égard, le développement d’indicateurs par branches et par métiers afin de mieux informer le dialogue social serait envisageable. Les indicateurs existants étant lacunaires, une approche par métiers semble être bien plus efficace, celle-ci permettant de comprendre les transformations de l’emploi et du travail. Cette approche doit cependant s’articuler avec une analyse des conditions économiques du métier et de la branche. L’approche par la qualité de l’emploi permettra de faire apparaître des points de vigilance spécifique pour enrichir l'évaluation des politiques publiques du dialogue social et des pratiques d’entreprise.