Jurisprudence : la Cour de cassation condamne une compagnie aérienne pour avoir mis un pilote senior à la retraite

Non-discrimination

- Auteur(e) : Hakim El Fattah

Commentaire de l’arrêt de la Cour de cassation du 3 juillet 2012, n° de pourvoi : 11-13795

Une compagnie aérienne a rompu le contrat de travail de l’un de ses pilotes senior. La compagnie a pris sa décision sur la base des dispositions légales interdisant aux pilotes l’exercice de leur métier à compter de leur 60ème anniversaire (article L. 421-9 du code de l’aviation civile, tel qu’applicable à l’époque des faits). Des recherches de reclassement ont été effectuées mais elles se sont avérées infructueuses.

Saisis par le salarié qui conteste la régularité de son licenciement notamment au regard du droit communautaire (directive 2000/78/CE) interdisant les discriminations à raison de l’âge, les juges se sont prononcés sur, principalement, deux questions. 

Il s’agissait, d’une part, de dire si l’article L. 421-9 du code de l’aviation civile, tel qu’applicable à l’époque des faits et ayant instauré la limite d’âge frappant les pilotes, était compatible avec les dispositions de l’article 2 § 5 de la directive 2000/78/CE selon lesquelles l’interdiction des discriminations fondées sur l’âge ne porte pas atteinte aux mesures prévues par la législation nationale dès lors qu’elles sont nécessaires à la sécurité publique.

Les juges devaient, d’autre part, se prononcer sur la compatibilité de ce même article avec les dispositions de l’article 6 § 1 de la même directive aux termes desquelles des différences de traitement fondées sur l’âge ne constituent pas une discrimination lorsqu’elles sont objectivement et raisonnablement justifiées, dans le cadre du droit national, par un objectif légitime, notamment de politique de l’emploi, du marché du travail et de la formation professionnelle, et que les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires.

 

  • Les représentations sociales à l’épreuve du principe de non-discrimination à raison de l’âge 

 

Cette affaire s’inscrit dans une série de contentieux (1) portant sur les mesures d’âge. Elle est emblématique des représentations sociales(2) qui continuent à être véhiculées. En l’occurrence, un âge déterminé (60 ans) est identifié comme étant synonyme de vulnérabilité particulière rendant la personne concernée « à risque » pour la sécurité aérienne(3). Si les représentations sociales peuvent renfermer une certaine vérité, elles n’en sont jamais l’exact reflet. Et pour cause. Dans la présente affaire, l’employeur n’avance aucun argument rationnel fondé, par exemple, sur des constations médicales pouvant justifier l’interdiction faite aux pilotes d’exercer leur métier après 60 ans.

Cela dit, si le droit est fondé à s’attaquer aux représentations négatives dont les salariés seniors sont victimes, est-il pour autant envisageable de travailler à tout âge(4) ? Doit-on présumer l’aptitude au travail intacte quelque soit l’âge concerné ? A l’évidence la réponse est non. Se pose alors la question du souhaitable (maintien dans l’emploi) et du possible (déclin inéluctable du corps lié au processus du vieillissement).     

Quoi qu’il en soit, il va sans dire que les dispositifs juridiques interdisant l’exercice d’une activité professionnelle à partir d’un certain âge sont aujourd’hui amenés à évoluer puisque en effet, l’âge est, en principe, un motif de discrimination illicite. De plus, ce qui était une règle juridique –non-discrimination à raison de l’âge - est devenu par l’entremise de la Cour de Justice de l’Union européenne et son interprétation dynamique du droit communautaire, un principe général du droit de l’Union européenne(5).     

Les juridictions françaises, Cour de cassation en tête, sont tenues d’appliquer le droit communautaire et intègrent progressivement cette nouvelle donne(6). L’arrêt de la Cour de cassation du 3 juillet dernier, commenté ici, en apporte une nouvelle illustration. La haute juridiction considère, en l’espèce, que « si la limitation à soixante ans de l’exercice du métier de pilote dans le transport aérien public poursuivait un but de sécurité aérienne, elle n’était pas nécessaire à la satisfaction de cet objectif ».

Les juges se référent, en l’espèce, aux recommandations de l’Organisation de l’aviation civile internationale qui admettaient expressément que, sous certaines conditions, l’exercice du métier de pilote de ligne pouvait se poursuivre après 60 ans, ce que peu de temps après les faits litigieux le législateur avait reconnu en modifiant la législation nationale, en permettant aux pilotes, sous certaines conditions, de poursuivre l’exercice de leur métier jusqu’à 65 ans (à compter du 1er janvier 2010). 

Les juges français semblent s’inspirer directement d’un arrêt rendu par la Cour de Justice de l’Union européenne, le 13 septembre 2011, qui dit en substance que si les mesures visant à garantir la sécurité aérienne notamment par "le contrôle de l'aptitude et des capacités physiques des pilotes ... constituent indéniablement des mesures de nature à assurer la sécurité publique" au sens de la directive 2000/78/CE, il n'en demeure pas moins que l'interdiction faite aux pilotes d'exercer leurs activités après 60 ans "n'était pas nécessaire à la réalisation de l'objectif poursuivi"(7).

 

  •  Le droit de l’emploi à l’épreuve du droit à l’emploi

 

Dans cette même affaire, la compagnie aérienne recourt à un argument tiré d’une équation dont le débat public en France est coutumier : encourager la cessation anticipée d’activité des seniors en espérant redynamiser l’emploi des jeunes.

Cette équation, qui a montré ses limites (les taux d’emplois des jeunes et des seniors restent relativement faibles par rapport au taux d’emploi de la population d’âge intermédiaire) recèle, sur le plan juridique, une sorte d’antinomie(8) entre une politique, celle de l’emploi avec des choix qui peuvent être arbitraires voire mêmes discriminants pour certaines catégories d’actifs et un droit, celui d’avoir un emploi, car l’alinéa 5 du Préambule de la Constitution de 1946 nous dit « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. 

Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances. »(9)

A en juger par les réformes intervenues dans les domaines du travail, de l’emploi et des retraites (augmentation de la durée d’assurance pour les retraites, relèvement de l’âge de départ à la retraite, obligation de conclure un accord ou d’élaborer un plan d’action relatif à l’emploi des seniors, relèvement de l’âge de la mise à la retraite d’office, cumul emploi retraite, suppression progressive des préretraites … ) depuis une dizaine d'années, la rupture de cette équation semble consommée.

Dans le sillage de ce mouvement législatif(10), la jurisprudence est à la manœuvre. En effet, dans l’affaire commentée, l’employeur s’appuie sur un rapport remis au sénat et à l’assemblée nationale préalablement au vote de la loi du 4 février 1995 prévoyant la limite d’âge à 60 ans pour les pilotes, et à cette époque, cette mesure avait vocation à  permettre à de jeunes pilotes nouvellement diplômés d’accéder à un emploi. Pour l’employeur « cet objectif parfaitement légitime de favoriser l’emploi des jeunes diplômés justifiait dès lors … la mesure discriminatoire adoptée ». 

Cet argument est battu en brèche et par la cour d’appel et par la Cour de cassation qui, conscientes du changement de paradigme lancé par le législateur, sanctionnent l’employeur en considérant que « lamesure ne constituait pas un moyen approprié et nécessaire dans le cadre d’une politique de l’emploi ».

Et à plus forte raison, puisque sur le plan purement factuel les travaux parlementaires établissait que la limitation à soixante ans de l’exercice du métier de pilote dans le transport aérien public aurait permis l’embauche de 130 à 150 pilotes en 1995 alors que le nombre de jeunes pilotes déjà formés et sans emploi était de 1200 (la cour d’appel évoque, à tort, le chiffre de 12 000 pilotes nouvellement diplômés. La Cour de cassation n’a pas manqué de soulever cette erreur purement matérielle). Par ailleurs, la disposition litigieuse ne faisait pas obligation aux compagnies de procéder à l’embauche de jeunes en remplacement des pilotes évincés en raison de leur âge, relativisant le caractère nécessaire pour assurer la réalisation de l’objectif.

Rappelant, enfin, qu’une affaire similaire concernant la même compagnie aérienne qu’en l’espèce a donné lieu à un arrêt(11) très important de la Cour de cassation en ce qu’il a initié un mouvement d’alignement de la jurisprudence française sur celle de la Cour de Justice de l’Union européenne en matière d’appréciation des discriminations à raison de l’âge.

 

 

 

 

(1) Voir plusieurs affaires dans la rubrique « discrimination liée à l’âge » sur notre site dialogue-social.fr 

 

 

 

(2) En effet, « La question de l’âge est universelle et paradoxalement intemporelle. Elle a, à travers l’histoire de nos sociétés, fait l’objet de multiples définitions, de multiples attributs, de multiples projections. L’enfant, l’adolescent, le jeune adulte, l’adulte, le senior, le retraité : l’échelle des âges n’a pas la même signification selon ses propres représentations ou les codages d’application (le sport, l’entreprise, la vie publique, les sondages) ». Alain FINOT, L’employabilité des jeunes et des seniors, Editions Liaisons, 2012, p.9

 

 

 

(3) L’employeur est loin d’être le seul à se nourrir de telles représentations. Le syndicat national des pilotes de ligne français qui s’est opposé au report de la limite d’âge à 65 ans pour leur profession, estime que « si les compétences professionnelles des pilotes sont vérifiées plusieurs fois par an comme leurs aptitudes physiques et mentales, ces tests ne sont pas capables de déceler les subtiles et incontestables baisses de performances des individus dues à l’âge ». D’ailleurs, ce même syndicat a proposé dernièrement au gouvernement de réactiver, à titre provisoire, sous une forme spécifique le dispositif des mises à la retraite d’office pour les salariés pouvant bénéficier d’une retraite à taux plein. Ceci pour permettre à la compagnie Air France, qui traverse des difficultés économiques, de faire face au « problème du sureffectif ».     

 

 

 

(4) Le quotidien Libération, daté du 12 septembre 2012, relate l’histoire d’un Américain centenaire et qui travaille toujours dans un supermarché de Winfield depuis 1983, trente heures et cinq jours par semaine, pour 14 dollars de l’heure (à peu près le double du salaire minimum). Une plaque portant son nom et son titre lui a été même officiellement remise par Experience Works, une association qui promeut le travail pour les seniors les plus défavorisés, en présence de responsables du ministère du travail et de la santé.

 

 

 

(5) CJCE, 22 novembre 2005, aff. C-144/04, Mangold. La règle de droit se distingue du principe général en ce sens qu’ « elle est établie pour un nombre indéterminé d’actes ou de faits », alors qu’ « un principe, au contraire est général en ce qu’il comporte une série indéfinie d’applications », J. Boulanger, Principes généraux du droit et droit positif, Etudes offertes à G. Ripert, LGDJ, 1950, t.I, p. 56.

 

 

 

(6) Il convient, toutefois, de faire remarquer que l’influence du droit européen communautaire est loin d’être ressentie à tous les degrés de juridiction en France ; puisque dans l’affaire qui nous occupe le conseil de prud’hommes avait débouté l’ex-pilote de toutes ses demandes et l’avait même condamné au paiement d’une somme de 500 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens.

 

 

 

 

(8) M. Mercat-Bruns, Vieillissement et droit à la lumière du droit français et droit américain, Ed, LGDJ, 2001, p.98

 

 

 

(9) Pour un commentaire magistral du Préambule de la Constitution de 1946, voir « Le Préambule de la Constitution de 1946 Histoire, analyse et commentaires », Ed. Dalloz , 2001, p. 127 (commentaire de Michel Borgetto). 

 

 

 

(10) Patrick Morvan, « LFSS pour 2009 : mesures en faveur de l'emploi des seniors », La Semaine Juridique Social n° 4, 20 Janvier 2009, 1032