Bore out et harcèlement moral : Les incidences de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 2 juin 2020

Non-discrimination
Égalité dans le travail

- Auteur(e) : Evdokia Maria Liakopoulou

Dans un arrêt rendu le 2 juin 2020[1], la Cour d’appel de Paris a retenu l’existence d’un harcèlement moral à l’égard d’un salarié invoquant être confronté à la situation de bore out« faute de tâches à accomplir ».  

Pour rappel :

Article L. 1152-1 : Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.

Article L. 1154-1 : Lorsque survient un litige relatif à l'application des articles L. 1152-1 à L. 1152-3 et L. 1153-1 à L. 1153-4 le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l'existence d'un harcèlement.

Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles.

 

Le terme de bore out a été pour la première fois conceptualisé par deux consultants suisses, Peter Werder et Philippe Rothlin. Il peut se définir comme un trouble psychologique engendré par l’ennui au travail résultant de l’incapacité pour les salariés à contribuer au développement de leur entreprise, à utiliser leurs compétences et connaissances ou à voir leurs efforts reconnus.

  • Présentation de l’arrêt de la cour d’appel 

Rappel des faits et de la procédure :

La présente affaire concerne M. X., employé depuis 2006 en tant que responsable des services généraux de la société Y. En arrêt maladie depuis 16 mars 2014 à cause d’une crise d’épilepsie survenue dans sa voiture, il ne reprend plus ses fonctions au sein de l’entreprise. Par lettre recommandée datée du 17 septembre 2014, il se voit licencié pour « absence prolongée désorganisant l'entreprise et nécessitant son remplacement définitif ».

M. X. conteste son licenciement devant le Conseil de prud’hommes de Paris et réclame des dommages et intérêts pour harcèlement moral, subi depuis 2010.

Il invoque, ainsi, une mise à l’écart à son égard, caractérisée par l’absence de réelles tâches confiées correspondant à sa qualification et à ses fonctions contractuelles et par l’affectation à des taches subalternes « relevant de fonctions d'homme à tout faire ou de concierge privé au service des dirigeants de l'entreprise ». Selon lui, ces agissements ont provoqué une « dégradation de ses conditions de travail, de son avenir professionnel et de sa santé », le confrontant à une situation de bore out« faute des taches à accomplir ».

M.X. appuie ses allégations par la production de nombreuses attestations provenant d’autres salariés. Ainsi, s’agissant de sa mise à l’écart, un témoignage d’une salariée rapporte entre autres que M. X. « a étémis dans un placard pour qu’on l’empêche de mettre son nez dans la gestion des dépenses liées aux événements et aux voyages », demandant très régulièrement « si je n’avais pas du travail à lui confier pour qu’il se sente utile et utilise ses compétences comme on aurait dû les utiliser ». S’agissant de la dégradation de son état de santé en lien avec sa situation de travail, M. X. se prévaut de certificats médicaux attestant de sa dépression et de son épilepsie partielle secondairement généralisée. De même, il produit un courriel qui lui a été adressé par l’assistante de direction du PDG ainsi formulé : « c’est un manque d’activité professionnelle qui visiblement a causé cet accident [la crise d’épilepsie de mars 2014], je ne comprends pas pourquoi tu t’acharnes dans cette voie. Tu sais mieux que quiconque que ta proposition ne changera rien à ta charge de travail. Encore une fois profite du temps qui t’est donné pour refaire ton CV ».

Le Conseil de prud’hommes de Paris, dans son jugement du 16 mars 2018, reconnait le harcèlement moral, conclut sur la nullité du licenciement et condamne la société Y. à des dommages et intérêts. Cette décision a été frappée d'appel par la société Y. le 4 avril 2018 et par M. X. le 16 avril 2018, examinés en jonction. Par un arrêt du 2 juin 2020, la Cour d’appel de Paris confirme le jugement de première instance.

Motivation de la cour :

La Cour d’appel de Paris retient que M.X., avec l’appui des attestations de salariés fournies, « établit la matérialité des faits précis et concordants à l’appui d’un harcèlement répété et que, pris dans leur ensemble, ces faits permettent de présumer un harcèlement moral ». Si elle ne reprend pas expressément le terme de bore out, elle utilise ses causes génératrices et ses manifestations pour caractériser le harcèlement moral au sens de l’article L. 1152-1 du Code du travail. Ainsi, il résulte du manque d'activité entrainant l'ennui de M. X., une dégradation de l’état de santé de celui-ci : « Les conditions de travail sont en lien avec la dégradation de sa situation de santé, l’état dépressif éventuel préexistant du salarié n’étant pas de nature à dispenser l’employeur de sa responsabilité d’autant qu’il n’a pas veillé à ce que ce dernier bénéficie de visites périodiques auprès de la médecine du travail ainsi que celle-ci le déplore dans le dossier médical produit par l’appelant».  

La cour rappelle « qu’il incombe à l’employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement ». Or, elle relève que celui-ci n’arrivant pas à établir la matérialité des tâches confiées à M. X. « il échoue à démontrer que les agissements dénoncés étaient étrangers à tout harcèlement moral, lequel est par conséquent établi ». 

  • La confirmation d’une jurisprudence constante

En substance, la cour d’appel se retranche derrière une jurisprudence constante selon laquelle la privation de travail, plus communément appelle « mise au placard » du salarié, constitue l’un des éléments les plus caractéristiques du harcèlement moral. Ainsi par exemple, dans un arrêt de 3 septembre 2008[2], la Cour de cassation a considéré comme victime de harcèlement moral un chef de service ayant fait l’objet d’une mutation irrégulière pour être affecté à un poste de chargé de mission dont le contenu est resté vague et peu défini, alors que le CHSCT avait conclu à l’inexistence de harcèlement.

Il n’en reste pas moins que le présent arrêt constitue une représentation récente de l’utilisation de plus en plus marquée du concept de bore out par les tribunaux français. Le concept a été déjà envisagé dans d’autres contentieux pour appuyer le harcèlement moral. Plus particulièrement, la Cour d’appel de Versailles a déjà retenu en 2018[3] une situation de harcèlement moral en se fondant sur le rapport du médecin du travail signalant des situations de bore out au sein de l’entreprise. Le salarié en question étant privé de nouvelle affectation après avoir été remplacé sur son poste initial, l’employeur n’ayant apporté « aucune justification quant à l’absence de réaction aux diverses alertes qui ont été faites ».

 

 



 

 

[1]Cour d’appel de Paris, Pôle 6 chambre 11, 2 juin 2020, RG n° F14/13743.

 

 

 

[2]Cass. Soc., 3 décembre 2008, n° 07-41.491.

 

 

 

[3]Cour d'appel de Versailles, 21e chambre, 20 septembre 2018, n° 16/04909.