Affaire Caisse d’épargne Rhône-Alpes : le droit à la santé versus le benchmark

Conditions du travail

- Auteur(e) : Hakim El Fattah

Article mis à jour le 24 juin 2014.

Une organisation du travail fondée sur le benchmark est-elle conforme au droit du travail ? La question s’est posée à l’occasion d’un contentieux porté devant le tribunal de grande instance de Lyon et puis devant la cour d’appel du même chef-lieu s’agissant de la Caisse d’épargne Rhône-Alpes qui avait mis en place un « outil informatique destiné au suivi et au pilotage de l’activité commerciale des collaborateurs ».  

Le syndicat SUD, estimant que ce système de « gestion des performances du personnel » portait atteinte à la santé physique et mentale des salariés, a demandé aux juges d’interdire à la banque d’y recourir. Selon l’organisation syndicale, ce système était « particulièrement contraignant », fonctionnant sur le principe d’une « évaluation permanente » de chaque agence et de chaque salarié dont les résultats pouvaient être consultés par l’ensemble des salariés à tout moment par le moyen de tableaux de suivis informatiques.

Dans ce système, contrairement à ce qu’on pouvait croire, aucun objectif précis n’était officiellement imposé ni aux agences, ni aux salariés. D’après le syndicat plaignant, le seul objectif identifiable était de faire mieux que les autres. Cette affirmation n’a pas été démentie par la banque pour qui ce pilotage était « plus puissant que celui par objectifs » en ce qu’il développait « la culture de la performance … ».  Et c’est là justement où le bât blesse, estime le syndicat SUD qui considère que cette culture de la performance et la concurrence qu’elle induit entre les agences et les salariés se font au détriment de la santé de ces derniers comme en témoigneraient la « véritable terreur » et le « stress permanent » qu’elles leur avaient fait subir.

Qu’est-ce que le benchmark ?

Le benchmarking est défini comme étant  « un ensemble d’outils et de méthodes d’évaluation des produits, des services, des méthodes, des processus d’une entreprise par comparaison à un référentiel issu de l’étude d’autres entreprises dans le but d’étalonner les performances par rapport aux concurrents ou de découvrir des pratiques nouvelles susceptibles de les améliorer » (Mesnard Xavier et Tarondeau Jean-Claude, « Utiliser l'audit par benchmarking pour améliorer les performances », Revue française de gestion, 2003/6 no 147, p. 247-258).

Qu’en est-il de l’outil mis en place par la CERA ? Si le benchmark est, classiquement, un « benchmark externe » (Frank Bournois,  « Le benchmark dévoyé », Semaine Sociale Lamy – 2013, Supplément n° 1571), et bien que l’on soit tenté de considérer que l’outil mis en place dans la présente affaire comme relevant d’un « benchmark interne », tel ne semblerait pas être le cas en l’espèce car l’outil en question « correspond davantage à un système de mesure et de positionnement relatif à des performances » (Frank Bournois,  « Le benchmark dévoyé », ibid.). 

Ainsi, dans cette affaire, les juges étaient appelés à se prononcer sur une organisation du travail contestée pour les atteintes qu’elle aurait portées à la santé des salariés. La réponse à cette question ne va pas de soi, car l’organisation du travail, mais la réflexion s’étend au-delà et englobe l’organisation de l’entreprise dans son ensemble, relève d’un « territoire privé » protégé par la liberté d’entreprendre, qui est l’apanage de l’employeur. Les éventuelles intrusions sont limitées aux hypothèses où il y a atteinte à des droits fondamentaux, dont la santé et le respect de l’intégrité physique font partie.

Pour autant, l’employeur est-il, en toute circonstance et quoi qu’il arrive,  « seul juge » dans son entreprise ? La réponse à cette question n’est pas évidente non plus. Car les pouvoirs reconnus à l’employeur sont encadrés et s’exercent, entre autres, sous le contrôle du juge (Philippe Waquet, Yves Struillou, Laurence Pécaut-Rivolier. Pouvoirs du chef d’entreprise et libertés du salarié. Du salarié-citoyen au citoyen-salarié. Ed. Liaisons, 2014 p. 39). Ils sont, par ailleurs, contrecarrés par un certain nombre d’obligations mises à la charge de l’employeur notamment d’information et de consultation du comité d’entreprise préalablement à tout projet important d’introduction de nouvelles technologies ayant des conséquences sur l’emploi et les conditions de travail (Philippe Waquet, Yves Struillou, Laurence Pécaut-Rivolier, ibid).  

Dans l’affaire qui nous occupe, il s’est agi donc de trancher des questions de principe.    

Le « benchmark », un procédé attentatoire à la santé des salariés 

Le tribunal de grande instance, saisi de cette affaire, s’est montré catégorique quant à la question posée. En effet, en s’appuyant sur une multitude d’éléments juridiques et factuels, les juges estiment qu’ « en instaurant comme mode d’organisation du travail le benchmark » l’employeur « n’a pas respecté l’obligation de sécurité de résultat qui pèse sur lui » et « compromet gravement la santé de ses salariés ».

A noter !

Dans cette affaire, bien qu’il s’agisse d’atteintes à la santé mentale, les juges parlent d’atteintes à la santé des salariés, sans faire de distinction entre les dimensions physique et psychique. Ce qui est vraisemblablement une manière pour eux de signifier que la notion de santé est une et indivisible, conformément à la conception de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) pour qui « la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité » Préambule de 1946.

Plusieurs instances dont les médecins du travail, l’inspection du travail et les assistantes sociales ont stigmatisé les méfaits de ce mode de gestion (dévalorisation des personnes, atteinte à leur dignité, sentiment d’instabilité, culpabilisation, sentiment de honte incitation pernicieuse à outrepasser la réglementation, multiplication des troubles physiques et mentaux …).

Pour sa défense, la CERA s'est prévalue du fait que le juge n'a pas « le pouvoir de s’immiscer dans le pouvoir de direction de l’employeur » sauf en cas de « violation grave et flagrante d’une règle de droit particulière ». Cela n’a pas convaincu le TGI, pour qui le pouvoir de direction de l’employeur ne fait pas obstacle à ce que le juge puisse lui interdire de prendre des mesures attentatoires à la santé de ses salariés. De la même manière lorsqu’il constate qu’« une organisation de travail compromet la santé des salariés », le juge « peut intervenir pour interdire sa mise en œuvre ».   

Le TGI a, par ailleurs, mis en échec un autre argument de la banque consistant à soutenir l’ absence de lien de causalité entre le benchmark et les risques psychosociaux, qui font, selon elle, « partie du monde actuel » et existaient au sein de l’entreprise bien avant la mise en place du benchmark. Cet argument n’a pas prospéré. L’absence de concomitance ne signifie pas forcément l’absence de tout lien de causalité. Les médecins du travail, dans plusieurs de leurs rapports, ont pointé du doigt le benchmark « comme un facteur de risques psychosociaux » et comme une cause d’accentuation de ces derniers, lorsqu’ils sont déjà présents au sein de la structure, comme c’est le cas en l’espèce.   

Au regard de sa substance, le jugement rendu par le TGI constitue incontestablement une « déclinaison de l’obligation de sécurité de résultats, dans la lignée » de l’arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 5 mars 2008 (dit arrêt SNECMA)  (Pierre-Yves Verkindt, « Le benchmark touché au coeur ? », Semaine Sociale Lamy – 2013, Supplément n° 1571) et s'inscrit « dans une perspective de contrôle de l'environnement pathogène voulu ou permis par l'employeur » (Marie-Ange Moreau, « L'obligation générale de préserver la santé des travailleurs (ou ne pas oublier l'ancrage communautaire de certains textes) », Droit social 2013 p. 410).

Le benchmark n’est pas en lui-même créateur de souffrance au travail 

Saisis en appel par la CERA, les juges commencent par rappeler d’une part que « l'employeur est tenu, à l'égard de son personnel, d'une obligation de sécurité de résultat qui lui impose de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs », et d’autre part « qu'il lui est interdit, dans l'exercice de son pouvoir de direction, de prendre des mesures qui auraient pour objet ou pour effet de compromettre la santé et la sécurité des salariés ».  

Cette formulation est issue de l’arrêt SNECMA  du 5 mars 2008  (pourvoi n° 06-45888) : cette société avait envisagé de mettre en place dans son « centre énergie » une nouvelle organisation du travail de maintenance et de surveillance effectué par équipes et sans interruption.  

Cette nouvelle organisation réduisait le nombre des salariés assurant le service de jour et entraînait l'isolement du technicien chargé d'assurer seul la surveillance et la maintenance de jour, en début de service et en fin de journée, ainsi que pendant la période estivale et à l'occasion des interventions, cet isolement augmentant les risques liés au travail dans la centrale. Pour la Cour de cassation, « cette organisation était de nature à compromettre la santé et la sécurité des travailleurs concernés », par conséquent, « sa mise en œuvre devait être suspendue ».

Après ce rappel, la cour pose en principe que le benchmark n’est pas en lui-même créateur de souffrance au travail.

La cour d’appel devait déterminer ensuite si  à la date de clôture de l’instruction de l’affaire, le 29 novembre 2013, la santé et la sécurité des salariés avaient été compromises gravement par la mise en place d’une nouvelle organisation du travail fondée sur le benchmark.

Cette démarche n’est pas des plus simples à réaliser, car ainsi qu’il a été relevé « La plainte de stress échappe à toute causalité simple. Ainsi, les catégories professionnelles qui se plaignent le plus ne sont pas celles qui connaissent les conditions de travail décrites par les épidémiologistes comme les plus pathogènes, avec un cumul de fortes exigences et de faibles marges de manœuvre et reconnaissance. Le stress n'est ni une invention des instituts de sondages ou de salariés trop sensibles, ni la conséquence naturelle du travail contemporain, mais participe d'un changement de régime de compréhension et de gestion des difficultés professionnelles. La souffrance éthique se forme lorsque ce qu'on demande au travailleur de faire est en opposition avec ses normes professionnelles, sociales ou subjectives, compte tenu de la nature du travail à réaliser ou encore du temps et des moyens dont il dispose. Or le travail occupe une place importante dans la façon dont les gens donnent un sens à leur existence. Il en résulte une vulnérabilité quand le travail ne permet plus de construire ce sens. Les conflits de valeur au travail incluent les conflits éthiques, le sentiment d'être empêché de faire du bon travail ou d'inutilité du travail, l'atteinte à l'image du métier » (Mesurer les facteurs psychosociaux de risque au travail pour les maîtriser, Rapp. du collège d'expertise sur le suivi des risques psychosociaux au travail, faisant suite à la demande du ministre du travail, de l'emploi et de la santé, P. Askenazy et al., Anact, 2011, cité par Francis Meyer, Compte-rendu d'une table ronde sur les risques psychosociaux, Revue de droit du travail 2012 p. 633).

Consciente probablement de ces difficultés, la cour d’appel a infirmé le jugement rendu par le TGI et a rendu une décision beaucoup plus nuancée. D’abord, elle ne condamne pas d’emblée le benchmark, considérant qu’il « n’est pas en lui-même créateur d’une souffrance collective au travail ». Le benchmark relèverait ainsi des prérogatives managériales de l’employeur et correspondrait au « devoir du manager d’avoir le souci constant de l’amélioration des performances des unités » (Frank Bournois,  « Le benchmark dévoyé », préc.). C’est en réalité l’utilisation qui en est faite qui peut être sanctionnée. Tout dépend de « l’élaboration et du déploiement de l’outil de pilotage » (Françoise Champeaux, « Benchmark : le retour gagnant », Semaine Sociale Lamy n°1620 du 03/03/2014).

Ensuite, les juges distinguent, en l’espèce, deux périodes. La première allant de fin 2007 (date de la mise en œuvre du benchmark par la CERA) jusqu’à fin 2012, durant laquelle ils sont d’avis que les « mesures de gestion et d’organisation du travail » prises par l’employeur « ont compromis la santé et la sécurité des salariés ». En attestent plusieurs rapports établis par des médecins du travail qui font notamment état de « plaintes récurrentes des salariés sur leurs conditions de travail générant stress et souffrance au travail en lien avec l’organisation du travail ».

La deuxième période débute à compter de 2013 lorsque la CERA a modéré les mécanismes du benchmark pratiqué auparavant. A ce titre, elle a pris plusieurs initiatives, notamment :  

  • la modification des conditions d’accès à l’outil de pilotage, évitant au salarié d’être ciblé sur ses résultats ;
  • la mise en place de formations tant au niveau des commerciaux que des managers au sein d’une agence école, de parcours de responsables d’accompagnement clientèle ou de manager ;  
  • la diffusion d’informations sur le site intranet de l’entreprise sur la politique commerciale menée ;
  • l’organisation d’échanges au sein du service commercial ;
  • l’instauration d’une direction animation commerciale et un département managérial ;
  • la création de postes dits « aménagés », sans contrainte de mobilité, ayant répondu à la sollicitation des salariés souhaitant quitter la fonction commerciale et dont 80 salariés bénéficient.

En conséquence de ces actions, les juges considèrent qu’à compter de 2013 « aucun élément de quelque nature » ne montre que « la communauté des collaborateurs commerciaux de la CERA ait continué à être en souffrance au travail et que leur santé et leur sécurité aient été compromises ».

A la suite de ces deux décisions de justice, faut- il conclure que le benchmark est autorisé ou est-il interdit au regard du droit du travail ? La réponse de la cour d’appel est claire, cet outil de gestion « n’est pas en lui-même créateur d’une souffrance collective au travail ». Dès lors, l’employeur peut, dans l’exercice de son pouvoir de direction, en faire usage dans l’entreprise. 

Ce faisant, la cour d’appel  valide- t- elle  un type d’organisation du travail attentatoire à la santé des salariés ? (Odile Levannier-Gouël, « Projet d'externalisation et RPS : un régime juridique encore à imaginer », Semaine Sociale Lamy n°1624 du 31/03/2014). La lecture de la décision montre que la cour était soucieuse de trouver un point d’équilibre entre ce qui relève de la liberté d’entreprendre de l’employeur et la nécessaire protection de la santé des salariés. Est-elle parvenue  à ses fins ? Chacun en jugera. En tout cas, la cour ne semble pas chercher à freiner la dynamique du droit à la santé qui  continue à opérer notamment en limitant « la latitude laissée à l’employeur en matière d’organisation des conditions de travail ». (Florence Debord et Jean-François Paulin, « La santé au confluent du droit du travail et du management », Semaine sociale Lamy Supplément n°1576, 18 mars 2013). La santé du salarié doit demeurer une valeur à laquelle l’employeur, même dans l’exercice de ses pouvoirs, ne doit pas  porter atteinte.