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Lettre d'information n°156 Avril 2025

Editorial

L’obligation de sécurité qui pèse sur l’employeur reste, aujourd’hui plus que jamais, un pilier du droit du travail… mais aussi un terrain mouvant. En effet, cette obligation ne cesse d’évoluer au gré de la jurisprudence, appelant les acteurs du monde socioéconomique à une vigilance constante.

Deux sujets en particulier cristallisent l’attention de notre dernier invité aux RDV du dialogue social, Jean Eudes Maes, docteur en droit.

Tout d’abord, il y a l’articulation entre obligation de sécurité et restructuration. Licenciements économiques, réorganisations, mobilités forcées… Autant de situations où le risque pour la santé physique et psychique est accru. Les juges rappellent que l’obligation de sécurité ne connaît pas de pause, même (et surtout) en période de tension. L’anticipation, la transparence et l’accompagnement deviennent des outils de conformité à part entière.

Il y a ensuite l’obligation de sécurité face à la vie privée. De plus en plus, la frontière entre vie professionnelle et vie privée s’efface, par exemple dans le cadre du télétravail. L’employeur doit alors intervenir en matière de sécurité et de protection de la santé sans empiéter sur les libertés individuelles, un exercice d’équilibriste encadré de plus en plus finement par la jurisprudence.

Mieux comprendre les dernières décisions de justice, savoir les interpréter, et surtout, les traduire en actions concrètes dans l’entreprise, est désormais essentiel pour prévenir les contentieux et surtout protéger au mieux la santé physique et mentale des travailleurs. Cette lettre d’information a pour ambition de vous y aider.

Bonne lecture à toutes et tous.


Analyse d'accords et d'articles à retrouver sur le site dialogue social

Retrouvez ci-dessous quatre articles disponibles sur le site Dialogue social. Les trois premiers sont des accords présentés sous forme de tableaux, très accessibles et pédagogiques. Vous y trouverez des clés d’entrée pour engager des négociations sur ces thèmes ou vous informezinformer. Le dernier est une étude récente sur la santé des femmes.

Bonne lecture !

 

  • EGALITE PROFESSIONNELLE - L’entreprise TBR TRANSPORTS adopte des mesures pour protéger la santé des femmes au travail
     Lire l’article
  • ACTEURS ET INSTANCE - La démarche structurée et partagée de dialogue social sur l’intelligence artificielle par AXA France
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  • EMPLOI - Top Clean Injection propose des leviers d’action pour favoriser la transition intergénérationnelle
    Lire l’article
  • Et aussi : Enquête Great Place to Work : les femmes en proie au stress au travail
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Compte-rendu - Les Rendez-vous du dialogue social
L’obligation de sécurité, par Jean-Eudes Maes, docteur en droit

L’Institut du travail de Strasbourg, en partenariat avec la DREETS, a organisé en juin dernier un webinaire d’une heure sur l’obligation de sécurité, dans le cadre des RDV du Dialogue Social[1].

Jean-Eudes Maes, docteur en droit, est intervenu sur ce sujet lié à ses travaux de recherche et son expérience de praticien en droit du travail. Auteur d’une thèse en droit du travail à l’université Paris 1 Sorbonne intitulée « Volonté du salarié et subordination juridique : étude sur les intérêts des parties au contrat de travail », il s’est beaucoup interrogé sur la notion de force du travail et, à travers cette question, sur l’obligation de sécurité à la charge de l’employeur puisque, dit-il, « Le contrat de travail à tout égard met en cause le corps et l’intellect du salarié ». Par ailleurs, il travaille, depuis plusieurs années, auprès d’un avocat au Conseil et à la Cour de cassation et ce thème fait très souvent l’objet de contentieux.

Délaissant les questions théoriques, il a choisi, contraint par le format de l’exercice, de limiter son intervention à deux questions posées, ces dernières années, par l’obligation de sécurité ; questions qu’il qualifie de « sensibles » car très présentes dans l’actualité jurisprudentielle. Pour illustrer ses propos, Jean-Eudes Maes a fourni aux participants un fascicule présentant de nombreuses références légales et les principales décisions du Conseil d’Etat, de la Cour de cassation et de la Cour de justice de l’Union Européenne sur ces deux thèmes. Nous en présenterons également quelques extraits.

La première « question sensible » est liée à « l’articulation entre deux aspects du droit du travail qui n’étaient pas censés se rencontrer de prime abord » ; l’articulation entre obligation de sécurité et licenciement économique. En effet, ce thème lui semble très intéressant car, dans la droite lignée de la loi de 2013 mettant en place le licenciement économique négocié[2], un nouveau contentieux est apparu dans les années 2020. Il constitue aujourd’hui l’essentiel du contentieux du licenciement devant le juge administratif.

La seconde question s’interroge, « de manière un peu plus prospective » ; sur les liens qui peuvent exister entre obligation de sécurité et vie privée et personnelle du salarié. « Là encore », précise l’intervenant, « ces deux questions n’étaient peut-être pas censées se rencontrer…Il existe pourtant aujourd’hui de plus en plus de contentieux au niveau du fond et on commence à voir poindre les premiers arrêts de la Cour de cassation sur ces thématiques. La montée en puissance du télétravail en est une belle illustration ».

 

L’articulation entre l’obligation de sécurité et les plans de sauvegarde de l’emploi

L’intervenant précise d’emblée : « A priori ces deux mondes n’étaient pas véritablement faits pour se rencontrer… Pourtant, nul ne peut ignorer que les licenciements économiques, surtout ceux de type plan de sauvegarde de l’emploi - PSE, constituent très souvent une forme de traumatisme ». Il ajoute : « En pratique, les PSE sont toujours très mal vécus. Ils mettent fin à des carrières, à des vies. Ils s’inscrivent dans une situation de destruction pure et massive de l’emploi (c’est-à-dire que, suite à un PSE, il n’est pas censé y avoir une reconstitution du tissu économique), ce qui entraîne des conséquences sociales graves. C’est pour cela, que, dans ce genre de situation, nous ne sommes jamais véritablement loin de la protection de la santé, notamment psychique, des salariés concernés ». Ainsi, le licenciement économique va impacter sur le plan psychique les salariés qui partent, en raison du licenciement économique subi, mais également ceux qui restent en raison de la réorganisation des conditions de travail qui peut suivre.

Selon lui, le point de contact entre obligation de sécurité et plan de sauvegarde de l’emploi est né de la loi de 2013[3] qui a « institutionnalisé » la pratique des PSE négociés. Cette loi a organisé les PSE selon deux catégories. Dans la première catégorie, l’employeur organise seul le PSE et l’administration vient en dernier lieu « homologuer » le document unilatéral constituant le PSE. Dans le deuxième cas, l’employeur négocie le PSE avec les partenaires sociaux et l’administration vient « valider » le PSE. Cette distinction est très importante car dans la première hypothèse, c’est-à-dire en cas d’homologation, l’administration exerce un contrôle approfondi sur les mesures prévues et s’assure que les institutions représentatives du personnel sont correctement informées et consultées sur les mesures prises par l’employeur. A contrario, dans la seconde hypothèse, en cas de PSE négocié, l’administration contrôle uniquement le fait que les institutions représentatives du personnel sont informées et consultées sur cette thématique. « Il y a donc eu un recul de l’administration dans le contrôle qu’elle exerce a priori sur le PSE, ce qui a pour conséquence directe de laisser une large marge de négociation aux partenaires sociaux sur le contenu du PSE ».

Il n’en demeure pas moins que, même s’il est validé par l’administration, les salariés peuvent contester à titre individuel devant le juge judiciaire la cause, « la justification », du licenciement économique. « C’est précisément à ce stade que les choses commencent à nous intéresser du point de vue de l’obligation de sécurité ».

En effet, aujourd’hui, la très grande majorité des PSE sont négociés en tout ou en partie.

Tous les acteurs y trouvent un intérêt : pour l’employeur il s’agit de sécuriser son PSE, pour les partenaires sociaux, il s’agit de négocier des indemnités plus intéressantes que celles prévues par les minimas légaux ou des mesures de reclassement plus pertinentes « car les partenaires sociaux sont des bons praticiens du terrain et ils savent de quoi ils retournent sur tel ou tel poste ».

Cependant, à partir du moment où le PSE est négocié, le sentiment premier est celui d’un recul du contrôle de l’administration. Cependant, même si l’administration du travail se désengage, c’est-à-dire contrôle de façon plus légère lePSE négocié, il n’en demeure pas moins que, in concreto, ce PSE négocié a des conséquences sur la santé psychique et sur l’organisation du travail à venir, post licenciement économique. En outre, l’administration a priori ne contrôle pas véritablement les mesures qui sont mises en oeuvre dans le PSE ; ce qui explique que la question de la suffisance du PSE n’est pas contrôléepar l’administration. « Et ceci, les plaideurs ont trouvé une magnifique pirouette en se fondant sur le terrain de l’obligation de sécurité ». Dans un arrêt du 8 juin 2020, le tribunal des conflits est alors venu préciser l’articulation entre obligation de sécurité et plan de sauvegarde de l’emploi fut-il négocié ou pas avec les partenaires sociaux.

« Ce que dit très concrètement le tribunal, c’est que lorsque l’employeur met en place un PSE, négocié ou pas, il est tenu de prendre en considération la sécurité et la protection de la santé physique et psychique de ses salariés sur le fondement des articles L 4121-1 et suivants du code du travail ».

« Cela signifie que, quand bien même l’administration aurait correctement contrôlé la procédure d’information- consultation des IRP ou la suffisance du PSE lorsque celui-ci est un document unilatéral, l’administration du travail doit impérativement s’assurer que l’employeur a bien pris en considération la question de la protection de la santé des salariés ».

 

Qu’est-ce que cela signifie dans la pratique ?

« Plus de 10 ans après l’adoption de la loi LSE, plus des ¾ des PSE sont négociés, ce qui a eu pour conséquence un épuisement du contentieux… La parade pour les plaideurs a consisté à déplacer le débat sur le terrain de l’obligation de sécurité et, à cet égard, le juge administratif est extrêmement exigent à l’égard des employeurs et cherche véritablement à s’assurer que l’employeur a correctement pris en considération les retombées en termes de protection de la santé des salariés eu égard au PSE. En d’autres termes, l’essentiel du contentieux de l’homologation et de la validation du PSE se trouve sur le terrain de l’obligation de sécurité ».

 

En un mot, qu’est-ce qu’il faut faire ?

En tant qu’employeurs ou représentants du personnel, dans l’hypothèse d’un PSE, il est impératif de s’assurer que les IRP ont bien été informés et consultés sur les mesures prises par l’employeur pour protéger la santé des salariés. De fait, si ces mesures sont insuffisantes, l’administration est en droit de refuser l’homologation ou la validation du PSE.

Il y a deux types de contrôle, en amont et en aval. En effet, l’administration va contrôler que l’employeur a bien respecté la transmission d’informations relatives au livre IV et elle doit contrôler l’effectivité et la pertinence de ces mesures. L’intervenant apporte alors des précisions sur ces contrôles : « En amont de la demande d’homologation ou de validation du PSE, l’employeur est obligé d’informer et consulter les IRP sur les mesures qu’il entend mettre en œuvre pour protéger la santé psychique et physique de ses salariés. A cet égard, l’employeur est obligé de remettre ce que l’on appelle « un livre IV », en référence au livre IV du code de travail. Il est important de souligner que l’employeur est libre de déterminer les mesures qu’il va mettre en œuvre (l’initiative et le contenu relèvent de l’employeur ; l’administration peut enjoindre l’employeur à se justifier ou le conseiller) ».

Jean-Eudes Maes insiste sur le fait que la détermination des mesures relève d’une compétence exclusive de l’employeur, bien que cela puisse faire l’objet de discussions extrêmement longues avec les membres élus du CSE et les délégués syndicaux lorsque le PSE est négocié. Cela est confirmé par une jurisprudence constante et abondante du Conseil Constitutionnel sur le sujet ; il ne peut pas y avoir d’ingérence de la part du juge dans les décisions prises par l’employeur. Ainsi, en aval, l’administration va se limiter à faire un contrôle de la pertinence et de l’efficacité des mesures. Elle ne pourra pas reprocher à l’employeur d’avoir pris telle ou telle mesure.

 

Quelles sont les mesures que l’employeur peut mettre en place pour protéger la santé physique et psychique de ses salariés en cas de PSE ?

En pratique, ces mesures mobilisées par l’employeur pour protéger la santé physique comme psychique de ses salariés en cas de PSE « peuvent être très nombreuses et très variées ». L’intervenant cite, en premier, la mise à disposition des numéros verts, « retenue constamment par le Conseil d’Etat comme mesure pertinente pouvant être prise par l'employeur pour protéger la santé et la sécurité des salariés en cas de PSE ».  Le plus souvent, il s’agit d’une ligne téléphonique activée 24 h sur 24 et 7j sur 7, « que les salariés peuvent appeler afin de parler de leur situation, de partager leur ressenti, de partager leurs émotions par rapport au PSE », nous explique Jean-Eudes Maes.

Toutefois, l’efficacité de cette mesure reste à questionner, « surtout dans des hypothèses de grands PSE », avertit l’intervenant. Il observe alors une tendance des employeurs de vouloir engager une expression plus poussée des salariés, via la mise en place des cellules de soutien psychologique : « dans le cadre de ce dispositif, des experts et/ou des psychologues peuvent venir sur place à des heures et des jours réguliers de travail, prendre des rendez-vous avec des salariés, que ce soit à titre confidentiel, à titre individuel, ou parfois dans des groupes de parole collectifs , afin que ceux-ci expriment  leur ressenti et partagent leurs craintes de l'avenir ». Pour Jean-Eudes Maes, ce dispositif peut participer alors à redonner du sens dans le travail, eu égard aux transformations majeures que l’activité et l’entreprise subissent.

In fine, les mesures de formation s’avèrent très importantes. Tant le Conseil d'Etat, à titre principal, que la Cour de cassation, à titre incident, soulignent l’importance de la formation du personnel encadrant de l'entreprise, afin qu’il soit en mesure de détecter des situations de mal-être par rapport à un PSE en cours ou déjà conclu.

Il en est de même pour la formation des salariés eux-mêmes, compte tenu « des charges de travail résiduelles qui vont se transférer des salariés qui étaient présents avant le PSE vers ceux qui vont rester, après le PSE ». Pour expliquer ce phénomène, l’intervenant s’attarde sur ce qui se passe dans certains secteurs d’activité, notamment l’industrie : « dans ce secteur, il est extrêmement fréquent que la diminution dramatique du nombre de personnes travaillant dans l'entreprise après le PSE, provoque une entière réadaptation des process du travail, ce qui, bien naturellement, a des conséquences en termes de charge de travail, de rythme de travail, et d'adaptation des tâches ». Cela étant, la formation des salariés permettrait un juste calibrage en termes de charge de travail post PSE.

A noter que cette bonne transmission de la charge de travail dans l’entreprise avant et après le PSE tombe aussi sousle coup de l’obligation de sécurité: « il revient à l'employeur de s'assurer qu'il y a une bonne adéquation entre l'entreprise, telle qu'elle était avant le PSE et telle qu'elle sera après, et éviter que certains salariés se retrouvent soit en surcharge de travail, soit en situation de diminution trop importante de la charge de travail ».

Pour compléter le panorama de mesures retenues ou écartées par le juge, l’intervenant renvoie à plusieurs arrêts du Conseil d’Etat qu’il met à disposition, notamment ceux datant de décembre 2023. Il en ressort que le juge va rechercher l’existence d’une faute « c’est à dire si l’employeur n'a pas fait quelque chose ou s'il a mal fait quelque chose ». Suivant cette évolution jurisprudentielle « l'administration va surtout chercher à s'assurer que l'employeur a bien pris des mesures concrètes ». A ne pas négliger, pourtant, que certaines mesures mises en place par l’employeur pourraient s’avérer insuffisantes plusieurs mois, ou années après le PSE. « Cela entrainerait un contentieux individuel devant le conseil de prud'hommes ou devant le tribunal judiciaire », présage l’intervenant, tout en observant « qu’aujourd'hui, l'essentiel du contentieux en la matière se cristallise très clairement sur l'articulation entre le livre IV et le contenu du PSE ».

 

L'articulation entre l'obligation de sécurité et la vie privée personnelle du salarié

Jean-Eudes Maes pose tout de suite la problématique : « Normalement, l'employeur est censé garantir la protection de la santé psychique et physique du salarié sur le temps et le lieu de travail. Donc, a priori, il peut sembler contre-intuitif que l'employeur veille à la bonne protection de la santé du salarié dans le cadre de sa vie privée ou plus largement personnelle ».

Toutefois, il observe une montée en puissance des contentieux en la matière, initiée notamment par l'avènement du télétravail et la crise sanitaire de Covid, et concentrée actuellement sur les situations de harcèlement (moral, sexuel) « pouvant malheureusement se délocaliser du lieu de travail pour venir gangrener la vie privée du salarié ».

A l’aide des arrêts mis à disposition, l’intervenant identifie deux façons de pouvoir percevoir la question de l'articulation entre la vie privée et personnelle du salarié et l'obligation de sécurité de l'employeur. La première, se présente sous un angle préventif, voire curatif. Dans ce cas, « l'employeur va devoir prendre en considération ce qui se passe dans la vie privée et personnelle du salarié et adopter conséquemment des mesures adéquates afin de s'assurer que ce dernier ne va pas connaître une dégradation de sa santé physique ou psychique ». La deuxième, se présente sous un angle disciplinaire. Dans ce cas, « l'employeur va pouvoir sanctionner un salarié qui n'a pas respecté le cadre de la protection de la santé physique et psychique, non pas en raison de faits commis en lieu et en place du travail, mais en raison de faits commis durant sa vie privée ».

Pour illustrer ce dernier aspect, l’intervenant renvoie à un arrêt de la Cour de cassation du 03.05.2011[4] . En l’espèce, la Haute juridiction juge que l'employeur peut sanctionner un salarié en raison de faits qu'il a commis durant sa vie personnelle, lorsque ces faits constituent également un manquement du salarié à des obligations découlant du contrat de travail. Plusieurs situations correspondent à ce cas de figure, notamment celles relatives à la perte d'un permis de conduire de la part d'un salarié. Plus significatives encore, sont les jurisprudences rendues en matière de harcèlement moral ou de harcèlement sexuel commis par un salarié vis-à-vis d’un autre collègue : « Dans ce type de situation, l'employeur ne peut pas se réfugier derrière le fait que ces comportements relèvent de la vie personnelle du salarié pour refuser de prendre des mesures. Autrement, il s'agira, dans cette hypothèse d'un manquement à son obligation de sécurité ».

Ce sont ces incidences de l’obligation de sécurité ainsi que de l’évolution jurisprudentielle tenant à la nature de cette obligation qui amènent les employeurs à être vigilants, affirme l’intervenant : « De plus en plus d'employeurs ont recours à des enquêtes en interne pour essayer d'identifier des comportements pathogènes qui pourraient se tenir en dehors des murs de l'entreprise et des horaires de travail ».

« Souvent oubliée », la disposition de l’article L.4122-1 du Code du travailvient constituer un autre fondement pour sanctionner des tels comportements. Selon cet article, « chaque salarié a l’obligation, par son comportement, de prendre soin, tout d'abord de sa santé et de sa sécurité, mais également de la sécurité et de la santé des autres salariés dans l'entreprise ».« C’est en quelque sorte le pendant de l’obligation de sécurité de l’employeur », remarque l’intervenant. Ainsi, les salariés se voient imposés d'adopter certains types de comportement, « à commencer par le fait de ne pas harceler moralement ou sexuellement, ou de ne pas porter atteinte, de façon plus générale, à l'intégrité physique ou psychique de leurs collègues de travail, voire de toute personne qui pourrait être affectée par leurs actes ou leurs omissions dans le travail ».

Pour illustrer ces cas de figure, Jean-Eudes Maes renvoie à plusieurs jurisprudences rendues récemment, relatives, par exemple, à des actes d'agissements sexistes, de harcèlements sexuels et/ou moraux commis par des salariés en voyage d'entreprise, des abus de consommation d’alcool durant des fêtes en entreprise, etc. Concernant ce dernier cas, l’intervenant fait référence à une vieille décision datant des années 1980 relative à une fête organisée par le comité d'entreprise, lors de laquelle un salarié s'était blessé en essayant de décrocher une guirlande[5]. Dans cette affaire, la Cour de cassation relève que, « même si la soirée était organisée par le CE, la blessure du salarié constituait bien un accident de travail, et donc il existait un lien, certes ténu, avec la vie professionnelle du salarié ».

D’autres questions de la vie privée du salarié relatives notamment à l'orientation sexuelle, l'identité, le genre, émergent en la matière. En ce sens, Jean-Eudes Maes attire l’attention sur un message d'avertissement publié très récemment par le ministère des Affaires Etrangères invitant les salariés concernés par ces problématiques, « d’en avertir leur employeur avant de faire des déplacements professionnels dans des pays où leur orientation sexuelle, identité de genre risqueraient de les mettre en péril ». L’intervenant rappelle en outre, qu’en application de la loi de 2013 consacrant le mariage pour tous en droit français, « un salarié peut refuser, sans se faire sanctionner par son employeur, d'aller travailler dans un pays ou de partir en mission dans un pays où son orientation sexuelle risquerait de le mettre en danger » [6]. Ce qui justifie donc pour l’intervenant, l’implication très forte de l’employeur sur ces questions : « si l'employeur techniquement n'est pas censé s’impliquer dans les affaires personnelles et privées du salarié, dans un certain nombre d'hypothèses qui tiennent à la protection de la santé physique et psychique du salarié, il y a une véritable obligation de s'enquérir de ces problématiques, afin d'éviter qu'il y ait des retombées néfastes ou négatives de façon plus générale sur la santé des salariés ».

L’intervenant conclut sur un dernier aspect de cette thématique, relatif cette fois-ci à la question de la limitation de l'expression de la liberté religieuse dans l'entreprise. Au cœur du sujet, se trouve une décision de la Cour de justice de l'Union européenne de 2021[7], qui a beaucoup influencé le droit français. En l’espèce, la Cour estime que pour des questions de sécurité, et afin d’éviter des conflits et des tensions sociales au sein de l'entreprise, l'employeur peut limiter l'expression de certains signes religieux. « Ces tensions religieuses se profilent de plus en plus en entreprise », déplore Jean-Eudes Maes, compte tenu notamment de la conjoncture conflictuelle actuelle créant certains vagues de licenciements.

 

Questions-réponses

Un participant s’interroge sur les modalités du contrôle de l'administration : Comment évalue-t-elle la pertinence des mesures prises par l ‘employeur ? Est-ce qu’il y a des indicateurs, des outils qui peuvent être utilisés ?

« L’administration veut s'assurer de la mise en œuvre de trois types de mesures différentes, articulés autour de la prévention primaire, la prévention secondaire et la prévention tertiaire », souligne l’intervenant. S’agissant de la prévention primaire, l’intérêt est d’éviter toute apparition de situation pathogène de surcharge de travail, ou d'angoisse par rapport au sens du travail. « Cette approche est très pratique, et se matérialise souvent par la construction des grands tableaux Excel quantifiant les différentes charges de travail par poste, ou le recours à des experts », illustre l’intervenant. 

La prévention secondaire intervient à des stades extrêmement précoces d'apparition de risques psychosociaux : « c'est le cas des entretiens avec des médecins ou des psychologues en vue de faire remonter des angoisses qui parcourent les salariés et de détecter les problèmes le plus en amont possible pour pouvoir les traiter ».

Enfin, la prévention tertiaire est mobilisée pour faire face à un risque déjà avéré : « L'employeur va prendre des mesures pour rééquilibrer l'équation et éviter que la situation s'aggrave ».

Cela étant, lors de ses échanges avec l’employeur dans le cadre du PSE, « l’administration va procéder à des mises en demeure, à des injonctions, en vue de faire savoir à l’employeur la nécessité de mettre en place plus de mesures, lorsque celles-ci se sont avérées insuffisantes pour garantir la santé et la sécurité des travailleurs », conclut Jean-Eudes Maes. Il rappelle alors que les employeurs doivent être très vigilants sur les mesures qu'ils vont mettre en place, « sous peine d’obtenir un refus d'homologation, ou même un refus de validation du PSE par l'administration du travail ». D’autant plus que « si l'employeur décide de procéder à des licenciements économiques massifs sans en avoir reçu l’autorisation de la part de l'administration du travail, ces licenciements vont être frappés de nullité ».

 

Les participants aimeraient son point de vue sur l’étendue de l’obligation de sécurité « est-ce qu’il s’agit d’une obligation de moyens ou une obligation de moyens renforcés ? ».

« Ce qui est certain, c'est qu’il ne s’agit plus d’une obligation de résultat », affirme l’intervenant. En revanche, il est tout de même interpellé par ce qui se produit lors du contrôle exercé par le juge : « il revient à l'employeur attaqué pour manquement à son obligation de sécurité de démontrer qu’il a adopté toute mesure nécessaire, malgré l’atteinte finalement portée à la santé d’un salarié ». Pour lui, il y a donc un vrai contrôle exercé par le juge qui justifierait la qualification d'obligation de moyens renforcés : « Même si la Cour de cassation la qualifie d'obligation de moyens, la façon dont ça se pratique devant les juges du fond, notamment devant les conseils prud’homaux ou les cours d'appel, a vraiment tendance à s'orienter vers la qualification de moyens renforcés ».

 

Sur ce même point, un participant fait référence à un arrêt de la Cour d'appel de Paris de 2012, dit « arrêt Fnac », relatif à la charge de travail des salariés restants après une PSE. L’intervenant est invité à commenter cette affaire.

« Le problème concernant cette décision, c'est qu'elle date d’avant l'évolution jurisprudentielle de 2015. Elle ne reflète pas forcément ce qu'exige aujourd'hui la Cour de cassation sur le sujet », note l’intervenant. Dans tous les cas, il relève la différence entre le contrôle exercé par le juge administratif et celui exercé par le juge judiciaire, compte tenu de la répartition des compétences : « Le Conseil d'Etat va plutôt se prononcer sur les décisions de refus d'homologation, de validation ou d’autorisation, tandis que la Cour de cassation va essentiellement se pencher sur la question de la justification du licenciement ». Ce qui amène conséquemment à des résultats essentiellement différents sur les questions liées à des grands licenciements économiques : « Il arrive que le Conseil d'Etat valide un PSE, mais, qu’a posteriori, la Cour de cassation désavoue la position tenue par l'administration tant du côté du droit de la protection sociale, que du côté du droit du travail », observe Jean-Eudes Maes. Et pour respecter la répartition des compétences « La Cour va agir de façon indirecte, en pointant du doigt le fait que certaines mesures validées par l'administration, se sont avérées en réalité insuffisantes », remarque-t-il.

 

Un participant s’interroge sur les modalités d’organisation des enquêtes en cas des situations de harcèlement : est-ce qu’elles doivent s’organiser en interne, avec les élus, ou plutôt faire appel à des acteurs extérieurs, par ex. des experts ?

Selon Jean-Eudes Maes, la Cour de Cassation n’exige pas clairement la mise en place d’une enquête interne en cas de soupçon de harcèlement moral ou sexuel. Pourtant, dans ses arrêts, elle la suggère fortement, « au risque pour l’employeur de se voir reprocher de ne pas avoir pris les mesures adaptées pour préserver la santé, la santé physique ou psychique de ces salariés ». Et pour cause : « dans 100% des hypothèses où la question d'une absence d'enquête avait été pointée devant les juges du fond, la Cour de Cassation conclut sur un manquement de l’obligation de sécurité de l’employeur », révèle l’intervenant.

Concernant les modalités d’organisation de cette enquête, l’intervenant attire l’attention sur plusieurs points. En cas d’organisation de l’enquête uniquement par l’employeur « il y a un risque de blocage de la parole par les salariés », avertit-il. Au contraire, « si la procédure d'enquête implique des membres du CSE, de la CSSCT, voire des experts extérieurs, la parole des salariés serait essentiellement plus libérée ». Cela étant, « il en va de l'intérêt de l'employeur de s'assurer d'une bonne composition des équipes d'enquête et de garantir cette pluralité de participants, afin d'avoir des remontées de terrain suffisamment pertinentes et, dans une perspective plus utilitariste, éviter tout contentieux ».

[1]

Les Rendez-Vous du Dialogue Social sont des conférences déployées dans le cadre de conventions de partenariat entre l'Institut du travail de Strasbourg et la DREETS Grand Est (depuis 2004) d'une part et l'Institut du travail de Strasbourg et le Ministère du travail (depuis 2024) d'autre part pour sensibiliser l'ensemble des acteurs du monde socio-économique aux problématiques du Dialogue Social et à son actualité. Ils sont conçus comme des temps d'informations et d'échanges. Ils sont organisés par Fabienne Tournadre et Tiphaine Garat. [Programme des autres conférences : idt.unistra.fr/recherches-et-publications/colloques-et-seminaires-organises-par-linstitut-du-travail-de-strasbourg/]. ;

[2] Loi n° 2013-504 du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l'emploi. 

[3] Préc. – point 2

[4] Cass. soc., 3 mai 2011, n° 09-67.464, Publié au Bulletin.

[5] Cass. soc., 25 mai 1981, n° 80-11.523, Publié au Bulletin.

[6] Article L.1132-3-2 du Code du travail.

[7] CJUE, 15 juillet 2021, C.804/18.


Sélection bibliographique

Evènements à venir

L’Institut du travail de l’Université de Strasbourg vous invite à une série de RDV du dialogue social sur les grandes thématiques du travail et du dialogue social (Contact et information : tiphaine.garat[at]unistra.fr / 03 68 85 83 25) [1].

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Webinaire : La semaine de 4 jours

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Webinaire : Un siècle de lutte contre la souffrance au travail

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[1] Les Rendez-Vous du Dialogue Social sont des conférences déployées dans le cadre de conventions de partenariat entre l'Institut du travail de Strasbourg et la DREETS Grand Est (depuis 2004) d'une part et l'Institut du travail de Strasbourg et le Ministère du travail (depuis 2024) d'autre part pour sensibiliser l'ensemble des acteurs du monde socio-économique aux problématiques du Dialogue Social et à son actualité. Depuis 2018, Fabienne Tournadre, enseignant-chercheur en économie et Tiphaine Garat, ingénieur d'études et juriste gèrent ce programme. Ils ne sont pas enregistrés, mais des comptes-rendus sont publiés dans la lettre d'information Dialogue-social.