Nicolas Moizard[1], Professeur de droit social à l’Institut du travail, nous a présenté la logique de cette directive et ses principales mesures. Il nous a également parlé de ce qui va progressivement changer, au plus tard le 7 juin 2026-date de sa transposition-, pour les entreprises et les salariés[2].
1. Pourquoi cette directive alors même que le corpus législatif en la matière est déjà conséquent ?
Le principe d’égalité des rémunérations entre les sexes pour un même travail ou un travail de valeur égale est inscrit depuis longtemps dans le droit de l’Union ; et plus précisément depuis la directive refonte n°2006/54/CE du 5 juillet 2006.
L’adoption de la directive n°2023/970 dont l’intitulé exact est « directive visant à renforcer l’application du principe de l’égalité des rémunérations entre les femmes et les hommes pour un même travail ou un travail de même valeur par la transparence des rémunérations et les mécanismes d’application du droit » consacre le souhait de l’Union d’agir concrètement en faveur de l’égalité de traitement. Cette directive fait partie d’un ensemble de textes pris en ce sens : on peut évidemment la rapprocher de la directive (UE) n°2022/2042 du 19 octobre 2022 relative aux salaires minimaux adéquats dans l’Union européenne, qui poursuit aussi l’objectif de réduire l’écart des rémunérations entre les femmes et les hommes et promeut la négociation collective sur les salaires.
« Il est important de souligner l’adoption très rapide de cette nouvelle directive alors même qu’elle peut effectivement changer les règles de droit et les pratiques dans les Etats. Cela consacre l’ambition de l’Union européenne d’imposer aux entreprises une transparence sur les écarts de rémunération et ainsi d’agir concrètement en faveur de l’égalité de traitement » souligne Nicolas Moizard.
2. En quoi permet-elle une meilleure identification des inégalités ?
La directive n°2023/970 définit ce qu’est un travail de valeur égale, ce qui est une grande avancée.
Cette notion existe depuis longtemps, mais jusqu’à présent elle était difficile à caractériser.
Pour la première fois, la directive n°2023/970 fixe une méthode pour évaluer ce qui est un travail de valeur égale. « On peut penser qu’elle s’est inspirée d’une jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne qui date déjà …du 26 juin 2001 ! ».
Ainsi, l’Etat doit mettre à disposition de l’entreprise une méthodologie d’évaluation du travail de valeur égale et des outils permettant des structures non sexistes de rémunération.
- Une méthodologie d’évaluation du travail de valeur égale
« La directive l’affirme : un travail de valeur égale doit être évalué en fonction de critères non sexistes ». L’article 4 paragraphe 4 précise que, de façon non limitative, ceux-ci « comprennent les compétences, les efforts, les responsabilités et les conditions de travail, ainsi que, s’il y a lieu, tout autre facteur pertinent pour l’emploi ou le poste concerné. Ils sont appliqués de manière objective et non sexiste excluant toute discrimination directe ou indirecte fondée sur le sexe. En particulier, les compétences non techniques pertinentes ne sont pas sous-évaluées ». Dans son préambule, la directive précise que pour les micros, petites et moyennes entreprises, les critères doivent inclure quatre facteurs : compétences, efforts, responsabilités et conditions de travail.
Ces critères permettent une vue transversale des emplois dans l’entreprise, sans s’arrêter aux intitulés des fonctions. « On va prendre en compte la réalité du travail, sur la base de critères objectifs », affirme Nicolas Moizard.
Ces critères doivent être pris dans un ensemble, « pris dans un faisceau d’indice et non un par un ».
Le code du travail définit aujourd’hui les travaux de valeur égale comme « les travaux qui exigent des salariés un ensemble comparable de connaissances professionnelles consacrées par un titre, un diplôme ou une pratique professionnelle, de capacités découlant de l’expérience acquise, de responsabilités et de charge physique ou nerveuse ». La directive va donc impliquer des changements importants, puisque le législateur devra introduire les nouveaux critères de la directive et en particulier les conditions de travail ou les « compétences non techniques souvent sous-évalués ».
« Les conséquences seront nombreuses et en particulier », souligne Nicolas Moizard, « cela permettra de revaloriser les emplois occupés en majorité par les femmes, par exemple dans les métiers du care ».
- La mise à disposition d’outils
La directive rappelle que les autorités publiques doivent veiller « à ce que des outils ou des méthodes analytiques soient disponibles et facilement accessibles pour soutenir et guider l’évaluation et la comparaison de la valeur du travail » (article 4 paragraphe 2). Ces outils seront mis à la disposition des employeurs et/ou des partenaires sociaux pour la mise en place et l’usage des systèmes non sexistes d’évaluation et de classification des emplois qui excluent toute discrimination en matière de rémunération sur le sexe.
Nicolas Moizard en précise les conséquences : « Il faudra être plus précis dans la construction de ces outils. Une méthode commune permettra de savoir de quoi on parle et de faire des comparaisons ».
En droit français, les outils doivent être mis en place par les conventions collectives de branches d’activité. Nicolas Moizard alerte « sur les compétences des futurs négociateurs sur ce sujet. En effet, un guide publié dès 2013 par le Défenseur des droits, soulignait déjà les biais discriminatoires des méthodes d’évaluation des emplois et des classifications professionnelles et offrait de pistes pour des classifications équitables. On ne peut que souhaiter une meilleure formation des futurs négociateurs et une remise en cause de certaines pratiques ».
3. La directive prévoit-elle d’autres mesures novatrices ?
« Les mesures les plus novatrices de la directive résident dans la diffusion des données des entreprises sur les écarts de rémunérations », affirme Nicolas Moizard. « Sans précédent en droit français, la directive impose une information des candidats à l’embauche. D’autres informations sur la politique des rémunérations de l’entreprise sont à la disposition des travailleurs et du public ».
Reprenons chacun de ces mesures.
Tout d’abord, les candidats à l’embauche « ont le droit de recevoir, de l’employeur potentiel, des informations sur a) la rémunération initiale ou la fourchette de rémunération initiale, sur la base de critères objectifs non sexistes, correspondant au poste concerné ; et b) le cas échéant, les dispositions pertinentes de la convention collective appliquées par l’employeur en rapport avec le poste » (article 5 paragraphe 1).
Cette information n’est pas obligatoirement transmise au candidat qui doit en faire la demande. La directive précise que « ces informations sont communiquées de manière à garantir une négociation éclairée et transparente en matière de rémunération, par exemple dans un avis de vacance d’emploi publié, avant l’entretien d’embauche ou d’une autre manière ».
Nicolas Moizard confirme : « L’objectif bien identifié est donc une négociation éclairée et transparente en matière de rémunération. Cela bouscule les codes dans la mesure où, lors de ces entretiens, c’est plutôt les employeurs qui demandent aux candidats leurs aspirations salariales. Non seulement la directive prévoit que l’employeur donne des informations sur la rémunération initiale ou la fourchette de cette rémunération, mais elle prévoit également que l’employeur ne peut pas demander aux candidats leur historique de rémunération ». « Cela va surtout profiter aux femmes, dans la mesure où de nombreuses études témoignent qu’elles négocient moins, leur salaire, au moment de l’embauche, que les hommes ».
Ensuite, la directive prévoit que des informations importantes sur la politique de rémunération de l’entreprise sont mises à la disposition des travailleurs par les employeurs. L’article 6 paragraphe 1 précise : « il s’agit des critères qui sont utilisés pour déterminer la rémunération, des niveaux de rémunération et la progression de la rémunération des travailleurs ».
Nicolas Moizard souligne : « Les travailleurs doivent pouvoir comprendre les méthodes de fixation de leur rémunération par l’employeur, c’est-à-dire sa politique interne en matière de rémunération. Ces informations devront être intégrées en droit français ».
Enfin, les travailleurs ont le droit de demander et de recevoir par écrit des informations « plus sensibles » « sur leur niveau de rémunération individuelle et sur les niveaux de rémunération moyens, ventilées par sexe, pour les catégories de travailleurs accomplissant le même travail qu’eux ou un travail de même valeur que le leur » (article 7 paragraphe 1). Cette demande peut être adressée directement à l’employeur ou par l’intermédiaire des représentants du personnel ou du Défenseur des droits.
Nicolas Moizard conclut : « C’est une innovation en droit français ! Cela suppose évidemment que l’employeur ait fait ce travail important d’analyse avant une demande. Pourquoi important ? Puisque cela concerne des catégories de travailleurs accomplissant le même travail ou de même valeur ! La directive veut objectiver les choses en matière de rémunération et, par ce fait, renforcer le principe d’égalité de rémunération. Ainsi, les travailleurs pourront divulguer leurs rémunérations aux fins de l’application de ce principe. A contrario, les clauses contractuelles de secret seront prohibées. Par ailleurs, dans un autre champ, ces informations pourront aider les victimes d’inégalités de traitement salarial en raison du sexe à agir ».
4. D’autres informations seront aussi transmises au public. Cette mesure prévue dans la directive est vraiment innovante. Comment cela va-t-il être mis en place en France ?
La directive impose en effet que les entreprises, à partir de 100 salariés, fassent remonter à un « organisme de suivi » des informations relatives à l’écart des rémunérations entre les sexes et sur la proportion de travailleurs féminins et de travailleurs masculins bénéficiant de composantes variables ou complémentaires de leur rémunération (article 9 paragraphe 1).
Cet organisme de suivi, qui va être créé dans chaque État, puisqu’il n’existe pas actuellement, va les compiler et les diffuser. Les employeurs devront, de leur côté, publier ces informations sur leur site internet.
Nicolas Moizard conclut : « Transparence, transparence, transparence…la directive affirme là que la politique en faveur de l’égalité de rémunération entre les sexes se doit d’être transparente. Cela va plus loin que l’index sur l’égalité salariale qui existe déjà dans le code du travail et qui ne publie qu’un résultat. Ici, les informations publiées sont beaucoup plus détaillées et précises. L’Etat français ne pourra donc pas transposer simplement la directive par l’index tel qu’il existe aujourd’hui. On pourrait néanmoins envisager un enrichissement des rubriques de l’index existant à condition de ne pas oublier que la directive ne souhaite pas la diffusion unique d’une note mais la diffusion d’informations sur les rémunérations ».
5. Quel est le rôle des instances représentatives du personnel dans ce processus ?
Les représentants du personnel ne jouent pas un rôle central dans ce processus de transmission d’informations. La directive prévoit leur consultation avant que l’employeur confirme « l’exactitude des informations », ce qui leur permet d’avoir accès aux méthodes appliquées par l’employeur.
Par contre, leur rôle est renforcé lorsque la différence de niveau de rémunération moyen d’au moins 5% entre les sexes « quelle que soit la catégorie » n’a pas été résolue dans un délai de 6 mois à compter de la date de communication des données (article 10). L’employeur doit alors procéder à une évaluation conjointe des rémunérations, en coopération avec eux. L’évaluation conjointe doit être aussi curative, c’est-à-dire comporter des mesures visant à remédier aux différences de rémunération si celles-ci ne sont pas justifiées par des critères objectifs non sexistes. La directive précise que cette mise en œuvre de mesures curatives dans un délai raisonnable doit se faire « en étroite collaboration avec les représentants des travailleurs ». Cette notion de « représentants du personnel » est entendue largement par la directive puisqu’il peut s’agir des instances représentatives du personnel élues ou les syndicats.
L’objectif est de « recenser, corriger, prévenir » les différences de rémunération entre les sexes. « Il s’agit de faire une réelle radiographie de l’entreprise qui commence par un état des lieux (aspect rétrospectif) et qui comprend, dans le cadre de l’analyse, des mesures pour éviter les écarts futurs (aspect préventif) et lutter contre les écarts existants (aspect curatif) », explique-t-il.
6. Peut-on comparer cette évaluation conjointe des rémunérations au processus déjà existant dans le code du travail d’information-consultation du comité social et économique (CSE) sur la politique sociale ?
« Il y a une différence majeure entre ce qui est prévu dans le droit français et la directive. Il s’agit de cet esprit de coopération qui pèse à la fois sur les employeurs et les représentants du personnel, non seulement sur l’évaluation mais également sur les mesures à proposer. La directive demande aux acteurs employeurs et salariés de regarder ensemble les raisons de ces écarts.
Par ailleurs, l’aspect curatif est également innovant par rapport aux attributions actuelles du CSE à qui on ne demande actuellement qu’un avis, qui ne lie pas l’employeur. Il est là aussi coopératif mais la directive fixe en plus une obligation de résultat alors qu’en France, le droit n’impose pas résultat.
Enfin, cette diffusion des données ne correspond pas à l’index de l’égalité salariale, ni aux rubriques existantes dans la base de données économiques et sociales (BDES). Cela va plus loin …le champ de transparence est plus grand et va permettre une comparaison entre entreprises, voire entre secteurs ».
7. Quels sont les versants les plus novateurs de la directive ?
De manière très synthétique, on peut citer :
- Les informations transmises à un organisme de suivi des entreprises, « qui va permettre, comme je l’ai indiqué plus haut, une comparaison entre secteurs. Cela consacre l’idée que l’égalité salariale est à prendre au sérieux puisque des informations précises seront à transmettre » ;
- L’obligation de résultat ;
- La coopération en vue d’atteindre un résultat ;
- Une action en justice facilitée.
8. Nous n’avons pas encore abordé ce dernier point : qu’est-ce que cela signifie ?
« Outre la transparence salariale, la directive poursuit l’application du principe d’égalité des rémunérations en développant la procédure contentieuse, c’est-à-dire en mettant en place des nouveaux mécanismes d’application du droit par une action devant les tribunaux. La directive va à la fois faciliter l’action en justice des travailleurs sur ce thème, le droit de la preuve, en consacrant le mécanisme du renversement de la charge de la preuve et une meilleure couverture des préjudices subis ».
Concernant le renversement de la charge de la preuve, la directive reprend ce mécanisme en l’appliquant expressément au principe de l’égalité de rémunération. « Néanmoins, le renversement ne s’applique pas lorsque l’employeur prouve que la violation des obligations prévues dans la directive était manifestement non intentionnelle et avait un caractère mineur. Cette dérogation est regrettable. Certes les Etats peuvent maintenir et adopter des modalités plus favorables mais la directive ne semble pas laisser de marge d’appréciation sur ce point… », regrette Nicolas Moizard.
« Par ailleurs, la directive fait progresser le droit français sur le cercle de comparabilité pour évaluer le travail de valeur égale. Par exemple, un salarié pourra se comparer au sein d’un groupe à des salariés d’une autre filiale ou à des salariés qui étaient là avant ».
Concernant la réparation, la directive impose une réparation intégrale du dommage. La directive précise la nature de cette réparation dans l’article 16 paragraphe 3 « l’indemnisation ou la réparation place le travailleur qui a subi le dommage dans la situation dans laquelle il se serait trouvé s’il n’avait pas fait l’objet d’une discrimination fondée sur le sexe ou s’il n’y avait eu aucune violation des droits ou obligations relatifs au principe de l’égalité de rémunération. Les Etats membres veillent à ce que l’indemnisation ou la réparation comprenne le recouvrement intégral des arriérés de salaire et des primes ou paiements en nature qui y sont liés, une indemnisation pour les opportunités manquées, le préjudice moral, tout préjudice causé par d’autres facteurs pertinents, dont peut notamment faire partie la discrimination inter sectionnelle ainsi que des intérêts de retard ».
Nicolas Moizard conclut : « Concrètement, cela signifie aussi que la réparation restera exclue du barème Macron sur les licenciements sans cause réelle et sérieuse ».
9. Pratiquement, qu’est ce qui va changer ? pour les travailleurs et les entreprises ? Quelles sont les échéances ?
« Demain !Les autorités publiques nationales ont jusqu’au 7 juin 2026 pour transposer cette directive. Il apparait très vite que la transparence salariale imposée par la directive ne peut pas se limiter à ce qui existe à l’index de l’égalité professionnelle, ce qui induit des changements à venir dans la politique mise en œuvre.
Les entreprises devront faire ce travail d’analyse des postes. Cela sera un travail de fourmi d’identifier les composantes de chaque métier pour faire des comparaisons. Cela ne peut pas être abordé du point de vue seulement technique. Il faut accepter que l’on compare des postes moins bien rémunérés car moins valorisés et des postes plus valorisés et plus rémunérés.
Cela aura indéniablement un impact sur toute la gestion de la politique des ressources humaines. Le travail va être plus transversal, sans oublier que les résultats seront mis à disposition des travailleurs et de leurs représentants ».
[1] Nicolas Moizard est notamment l’auteur de 2 récents articles sur la directive :
- Les logiques de la directive UE n°2023/970 visant à renforcer l’application du principe de l’égalité de rémunérations entre les sexes, Droit social n°11, novembre 2023
- L’adoption audacieuse de la directive relative à des salaires minimaux adéquats dans l’Union européenne, Semaine sociale Lamy, 16 janvier 2023