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Lettre d'information n°149 Octobre 2023

Edito

Dans cette Lettre, nous vous proposons une réflexion sur la pénibilité du travail et son lien avec la retraite avec le compte- rendu de l’intervention d’Annie Jolivet économiste, chercheuse au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) qui est intervenue le 24 mai 2023 dans le cadre du webinaire organisé par l’Institut du travail avec le soutien de la DREETS Grand Est.
Elle présente l’originalité d’interroger l’incidence des conditions de travail sur les conditions de départ à la retraite en procédant à une comparaison internationale des dispositifs existant et en évaluant leur efficacité.


Vous trouvez également dans cette Lettre une sélection bibliographique sur le thème abordé.

Bonne lecture


Compte-rendu

Compte rendu Les Rendez-vous du dialogue social

Intervention d’Annie Jolivet

Pénibilité du travail et retraite : une comparaison internationale des dispositifs existants

Webinaire du mercredi 24 mai 2023

 

 

Le 24 mai 2023 s’est tenu le webinaire sur la pénibilité du travail et son lien avec la retraite, organisé par l’Institut du Travail de Strasbourg en partenariat avec la DREETS Grand Est, dans le cadre des Rendez-Vous du Dialogue Social[1].

Il a été animé par Annie Jolivet, économiste, chercheuse au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) à la fois au Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET) et dans l’équipe Ergonomie du Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD – CNAM)[2].

Cette intervention s’inscrit dans la suite des travaux qu’A. Jolivet a menés sur ce thème, dont les résultats ont été publiés dans un document de travail publié le 30 mars 2023[3]. Son objectif était de comparer les dispositifs de prise en compte de la pénibilité dans le champ de la retraite dans différents pays. Cette comparaison l’a conduite à s’interroger sur la définition même de la pénibilité et sur l’impact que celle-ci a sur les dispositifs existants pour la retraite ainsi que leur efficacité.

A. Jolivet délimite tout d’abord le champ et le contenu de son intervention. Le point de départ de sa réflexion est de répondre à la question suivante : « Quelle est l’incidence des conditions de travail sur les conditions de départ à la retraite ? » et de tenter d’y répondre en procédant à une comparaison internationale des dispositifs existants et en évaluant leur efficacité.

La question centrale se décline elle-même en deux sous-questions : « Les conditions de travail sont-elles prises en compte, permettent-elles de partir plus tôt, sans pénalisation de la pension de retraite ? Quelles sont les conditions de travail prises en compte et comment le sont-elles ? »

Pour A. Jolivet, la comparaison internationale « met à l’épreuve » la réponse à ces deux questions en France.

« En comparaison internationale, la première question que l’on doit se poser est “qu’est-ce que la pénibilité du travail ?". Or à l’heure actuelle, il n’y a pas de définition de cette notion au niveau international, ni à celui de l’Union Européenne, même si la Confédération européenne des syndicats a formulé une proposition » précise-t-elle. Il faut donc passer par les définitions nationales qui n’utilisent pas toutes les termes « pénibilité du travail ».

« C’est la raison pour laquelle je me suis limitée à un petit nombre de pays » précise A. Jolivet, « parce que cela nécessite un travail de fond qui doit être précis et travaillé dans chaque langue, et parce que cela demande de déchiffrer les sources pour comprendre les éléments nouveaux qui ont pu être mis en place dans ces pays-là ».

Dans son étude, réalisée à la demande du Conseil d’orientation des retraites (COR), elle a comparé les 10 pays suivis par le COR et 4 pays supplémentaires « où de tels dispositifs existent, que je connaissais déjà ou que j’ai découverts récemment ». 

« Je n’ai donc pas comparé tous les pays de l’Union Européenne. Il y a des dispositifs appliqués dans l’UE que je n’ai pas couverts et il y a des dispositifs qui sont appliqués hors de l’UE que je n’ai pas mentionnés non plus ».

« Ce n’est pas une étude exhaustive » prévient-elle en nous invitant à consulter le prochain rapport de l’OCDE à ce sujet, qui paraîtra en décembre 2023[4].

 

I. Définition/délimitation de la pénibilité du travail : l’inconsistance de la notion

A. Jolivet évoque en premier les différentes dénominations de la pénibilité. Elle constate tout d’abord qu’il y a grande variété des termes employés pour désigner la pénibilité du travail.

Au Royaume-Uni par exemple, on parle de « arduous et hazardous jobs » avec une référence au risque que l’on ne retrouve dans aucun autre pays européen. En Italie, ce sont les expressions « lavori usuranti »[5], « lavorazioni particolarmente faticosi e pesanti »[6] qui sont utilisés. Ils mettent l’accent sur des travaux usants et l’effort physique. On retrouve quelque chose du même ordre au Portugal et en Espagne.

« Je suis alors arrivée à trois cas de figure : il y a soit une absence totale de définition, soit une définition « inférentielle » à partir de conditions de travail et/ou d’emplois, soit une définition mixte qui englobe une vision analytique (effets du travail) et inférentielle (liste) ».

 

             1. Une absence de définition de la pénibilité du travail

A. Jolivet expose d’abord la conséquence de l’absence de définition commune : « Travailler sur cette question en l’absence de définition internationale fait qu’on est obligé de redescendre au niveau de chaque pays et se faufiler dans les dispositions légales en matière de retraite, en matière de santé sécurité du travail pour repérer ce qui permet une prise en compte de la pénibilité du travail ».

Il n’y a pas de définition de la pénibilité au travail en Belgique et aux Pays-Bas pour le secteur privé ; en Suède, au Royaume-Uni, au Canada et aux États-Unis de manière générale.

Cette première catégorie concerne ainsi plusieurs pays anglophones. D’après l’intervenante, l’absence de définition résulterait de la manière dont est conçu leur système de retraite : « Au Royaume Uni, au Canada et aux États-Unis, le système de retraite n’est pas conçu pour prendre en compte des conditions de travail ou des éléments individuels. Ce n’est pas aussi protecteur que ce qui peut exister dans des pays de l’Union Européenne. L’absence de définition est donc dans ces pays-là probablement liée au système de retraite ».

Elle mentionne également la Suède car « le modèle social en Suède est, du point de vue des conditions de travail, largement géré par la négociation collective. Il n’y a pas nécessairement de définition nationale, mais rien n’empêche qu’il existe des définitions dans des accords de branche ».

L’absence de définition concerne aussi la Belgique et Pays Bas « mais uniquement pour le secteur privécar il existe des définitions dans le secteur public ».

 

             2. Une définition « inférentielle »

Il faut comprendre le terme ’inférentielle » comme « découlant de ». Ainsi une définition inférentielle de la pénibilité découle de listes établissant des conditions de travail ou des emplois qui sont particulièrement pénibles. « Aujourd’hui, il existe un premier cas où on a une définition qui n’est pas posée en substance, mais qui va pouvoir être déduite de la liste des conditions de travail ou de la liste des emplois qui sont fixées dans les pays ».  On déduit donc la définition de la pénibilité à partir de ces listes.

« C’est le cas en Finlande où les conditions de travail sont détaillées. En Belgique on a, pour la fonction publique, des métiers, des professions ou des activités qui sont catégorisés par niveaux. En Autriche, les deux sont mélangés : on a à la fois des conditions de travail et des métiers dans une combinaison assez particulière ».

 

             3. Une définition mixte

« Ici on va avoir à la fois une définition analytique, qui renvoie généralement aux effets du travail, sur la santé ou encore sur l’espérance de vie, et une définition inférentielle qui fait référence à une liste de conditions de travail ou de professions ».

Pour illustrer ce cas de figure, l’intervenante donne l’exemple de la France qui combine ces deux éléments dans sa définition : « une exposition à un ou plusieurs facteurs de risques professionnels susceptibles de laisser des traces durables, identifiables et irréversibles sur la santé », cette première partie fait référence à une définition analytique ; « contraintes physiques marquées, un environnement physique agressif et certains rythmes de travail », cette partie correspond à une définition inférentielle par une référence à des conditions de travail.

« En Pologne, la notion de » travail dans des conditions particulières » est définie en référence à « un facteur de risque » et à la possibilité, au fil du temps, de détériorer sa santé de façon permanente et de rendre impossible l’exercice du métier jusqu’à l’âge normal de la retraite ».

 

  • Le cas de l’Allemagne : La conséquence de l’absence de définition

D’après une étude de juillet 2022[7], il n’y a ni définition légale de la pénibilité du travail enAllemagne (on y utilise le terme « charges dues au travail (berufliche Belastungen) »), ni dispositions particulières pour les métiers pénibles et dangereux. « En revanche, la question s’est posée de savoir si on prenait en compte les conditions de travail en matière de retraite, si on créait un dispositif spécifique », explique l’intervenante.

Ces réflexions ont donné naissance à un référentiel au niveau fédéral en matière de santé-sécurité au travail et à une fiche de l’Institut fédéral pour la santé et la sécurité au travail[8] qui va permettre d’intégrer des dispositions dans des accords de branche ou d’entreprise.

Cette fiche distingue le travail physique lourd et les conditions de travail pénibles ou stressantes.

On entend par « travail physique lourd » :

  • Travail en position debout ;
  • Travail manuel (utilisation des mains avec une grande précision, des mouvements rapides ou beaucoup de force) ;
  • Déplacement ou soulèvement de charges lourdes (au moins 20 kg pour les hommes, 10 kg pour les femmes) ;
  • Travail dans une position imposant une contrainte au corps (en position courbée, à genoux ou couché, tête en bas) ou exposé à des réverbérations et à des vibrations fortes.

« Je peux tout de suite dire que cette liste est plus large que celle qu’on utilise en France pour les facteurs de pénibilité correspondants au travail physique » souligne-t-elle.

Il existe un deuxième bloc permettant de déterminer les conditions de travail pénibles ou stressantes. Il fait référence au travail physique lourd, à l’aspect fréquent de ce travail, et aux conditions ressenties ou non par les travailleurs comme stressantes ou pénibles.

« Ce critère de perception des travailleurs est intéressant car il n’a pas d’équivalent en France », souligne l’intervenante. « Mais tout cela ne donne pas lieu à un dispositif ni à une définition nationale, il faut donc redescendre au niveau de la branche ou de l’accord d’entreprise ».

 

II.La prise en compte des conditions de travail dans les dispositifs : le constat évident d’une prise en compte disparate

 

Sous la forme d’un tableau, Mme Jolivet nous dépeint un paysage hétérogène de la prise en compte des conditions de travail dans 5 pays : l’Autriche, la Finlande, la France, l’Italie et la Pologne. Ces conditions de travail sont regroupées en 4 blocs qui correspondent à des catégories utilisées par les enquêtes Conditions de travail.

  • « On voit que les rythmes de travail sont assez présents. On retrouve très largement le travail de nuit, ensuite de façon moins fréquente le travail posté ou encore le travail en équipes alternantes, notamment en Italie ». Ces éléments sont aussi pris en compte en Finlande, mais seulement s’il y a une part de stress. Les longues journées répétées le sont également, et l’intervenante précise que les équipes en 2x12h commencent à se développer en France, notamment dans le secteur de la santé.
  • « L’environnement physique de travail est bien représenté et ce dans toutes ses composantes » affirme l’intervenante. « Le plus évident est le travail en milieu hyperbare même s’il concerne peu de personnes, et on retrouve plus communément la chaleur, le froid, le bruit ». Les substances nocives quant à elles ne sont inscrites que dans deux pays : l’Autriche et l’Italie notamment avec la prise en compte de l’amiante. Toujours en Autriche, le travail sous terre dans un espace confiné, soumis aux vibrations, à la chaleur ou au bruit est pris en compte.
  • « Le troisième bloc est le travail physique. Il y a des repérages qui sont différents, avec l’Autriche et la Pologne qui ont des références au débit énergétique, à l’effort que ça peut représenter, avec des mesures précises. En Finlande, on ajoute des éléments plus précis combinés comme exercer une force musculaire, avoir des efforts liés au port des équipements de protection ou avoir des sollicitations fortes du système respiratoire et système cardiovasculaire ». En France et en Italie, on remarque l’absence de tels éléments, à l’exception du travail répétitif qui est présent pour la France.
  • Le quatrième bloc concerne la charge mentale ou émotionnelle. Elle est prise en compte dans tous les pays, à l’exception de la France. L’Autriche prend par exemple en compte le travail sur écran, la Finlande le travail interactif, l’effort mental ainsi que les menaces de violence, ce qui est relativement spécifique selon l’intervenante : « cela fait référence au milieu hospitalier où l’accueil de population peut s’avérer potentiellement dangereuse ». L’Italie inclut dans ce bloc les conducteurs de transports en commun. La Pologne intègre la pression psychophysique et le risque pour autrui, en faisant référence à des professions particulières.

 

La prise en compte des professions dans les dispositifs

Toujours sous forme d’un tableau, A. Jolivet présente les professions qui sont directement inclues dans les dispositifs de prise en compte de la pénibilité. Les professions ont été regroupées pour rendre visibles des catégories usitées. Elle prend alors quelques corps de métiers à titre d’exemples pour comparer les dispositifs existants en Autriche, en Espagne, en Italie, en Pologne et au Portugal.

Les métiers ou les professions considérés comme pénibles sont très variables selon les pays. Des listes très détaillées existent en Pologne et en Autriche. En revanche les métiers ou groupes professionnels sont beaucoup plus limités en Espagne et au Portugal. Certains métiers sont pris en compte dans quasiment tous les pays.

 

  • Personnels du transport aérien

 

Ces corps de métiers sont explicitement mentionnés en Pologne et en Espagne : « Dans certains pays, on va les prendre en compte car les salariés travaillent dans les airs ou alors parce qu’ils sont explicitement mentionnés, comme en Espagne ou en Pologne dans les professions concernées ».

Elle précise cependant que « ça ne prend pas en compte tout le personnel navigant du transport aérien. Souvent seuls les pilotes et les mécaniciens sont pris en compte mais pas forcément le personnel navigant commercial ». Et justement, en Espagne, la fin de l’année 2022 a été rythmée par plusieurs grèves des personnels navigants commerciaux, qui demandent à être reconnus au titre des professions donnant droit à une retraite anticipée.

 

  • Métiers de la santé et du soin

 

« Les métiers de la santé et du soin sont dans l’ensemble mal couverts par les dispositifs pénibilité. Sauf en Autriche, où ils font partie des professions qui peuvent ouvrir le droit à une retraite anticipée, et en Pologne où il existe des listes très détaillées ».

 

  • Pompiers, sapeurs-pompiers

 

« Quant aux policiers et sapeurs-pompiers, ils sont pris en compte à travers des dispositions particulières en matière de fonction publique », explique Mme Jolivet. « C’est par exemple le cas en Espagne, où des dispositions générales couvrent ces professions ».

« Au final, la délimitation des métiers ou professions considérées comme pénibles est très variable selon les pays, et ce choix leur revient ».

L’intervenante passe ensuite au détail des dispositifs de trois pays, la Pologne, l’Espagne et la Finlande « pour essayer de comprendre leur particularité en prenant le temps de comprendre leur choix ».

 

III. Les dispositifs de retraite prenant en compte la pénibilité en Pologne, Espagne et Finlande

 

             1. Pologne : le tournant de la loi sur les pensions de transition

Initialement, la Pologne avait des dispositifs de retraites anticipées qui concernaient un assez large nombre de professions et de conditions de travail. Néanmoins, « au moment où la Pologne est entrée dans une économie plus libérale, il y a eu une série d’évolutions profondes en matière économique et notamment en matière de législation sur les retraites », affirme Mme Jolivet. Ainsi, en 2008, la Pologne a décidé d’abandonner son régime de retraite anticipée et d’adopter un système plus restreint, appelé « la retraite de transition », centré sur certaines situations dont les conditions de déroulement peuvent être considérées comme pénibles[9]. « Sur les 300 activités auparavant éligibles à une retraite anticipée, la loi sur les retraites de transition n’en laisse subsister que 64 ».

Depuis 2009, deux catégories sont distinguées : le travail dans des conditions particulières et le travail de nature particulière [10]. Les listes des travaux et professions qui ouvrent droit à une retraite de transition sont fixées par la loi du 19 décembre 2008.

  • Le travail dans des conditions particulières : il s’agit d’une liste de 40 travaux et métiers, et notamment des travaux soumis aux forces de la nature (sous terre, sous l’eau…), avec des efforts physiques excessifs en lien avec la posture ou des ports de charge lourds.
  • Le travail de nature particulière : il s’agit des travaux qui impliquent une responsabilité particulière ou qui imposent une forte pression psychophysique et qui ne doivent pas constituer un risque pour la sécurité publique notamment la santé ou la vie des autres. Il s’agit par exemple des pilotes d’avions, des pompiers ou des conducteurs de transports publics (liste de 24 travaux et métiers).

 

             2 Espagne : pas de définition légale mais deux références dans la législation

« En Espagne, il n'existe pas de définition légale de la pénibilité du travail en tant que telle mais deux références à la notion de pénibilité existent dans la législation » indique Mme Jolivet.

En juillet 2006, l’accord sur les mesures relatives à la Sécurité sociale précise des engagements pour la réforme des retraites, parmi lesquels la mise en place d’une procédure générale pour étudier les conséquences des emplois dangereux et pénibles et les modifications possibles de leurs conditions de travail. Si la réforme des retraites vise à allonger la durée de vie active, la retraite anticipée et les coefficients de réduction de l'âge restent possibles lorsque les conditions de travail ne peuvent être modifiées. Un âge plancher de 52 ans est fixé pour la retraite anticipée, sauf pour les deux régimes spéciaux (mineurs des mines de charbon et travailleurs de la mer). C’est seulement cinq ans plus tard, en février 2011, que l’accord socio-économique pour la croissance, l'emploi et la garantie des pensions entre le gouvernement, les confédérations syndicales et les organisations patronales est signé. Il entérine la réforme du système de retraite et une procédure générale d'approbation des coefficients de réduction. Les signataires de l’accord s’engagent à établir une liste des métiers pénibles à examiner.

A. Jolivet détaille alors le dispositif : « Le cœur de cette procédure est de s’appuyer sur des études scientifiques et le travail de terrain de l’Institut national pour la santé et la sécurité au travail. L’idée est de produire des bilans, des diagnostics scientifiques, qui permettent de comprendre si les conditions de travail posent problème et, si tel est le cas, voir si elles peuvent être changées ». Tout ce système trouve son efficacité dans le cas où les conditions de travail ne peuvent pas être changées : « l’objectif sera alors de chercher à calculer des coefficients de réduction de la durée exigée de travail, qui permettrait d’abaisser l’âge auquel on peut prétendre à une retraite en Espagne ».

Néanmoins, l’intervenante précise que « cette procédure n’est pas appliquée ». Aucune liste préliminaire de métiers n’a été établie, contrairement aux engagements pris. Depuis 2011, la Direction de la sécurité sociale n’a engagé aucune étude sur les conditions de travail dans une activité, à l’exception de quelques cas dans la fonction publique (par exemple la police ou les pompiers).

Ce blocage de la procédure de reconnaissance désavantage les travailleurs de plusieurs secteurs. Les syndicats ont donc intenté des actions en justice contre le gouvernement. En 2016, les juges ont donné raison au syndicat contre le gouvernement. « Ce processus devrait enfin être relancé et appliqué aux métiers du secteur privé », conclut l’intervenante.

 

 

             3. Finlande : l’originale « pension de carrière »

En Finlande, il n’existe pas de définition légale de la pénibilité. Toutefois, « les personnes dont la capacité de travail est suffisamment réduite (au moins 2/5ème) peuvent bénéficier d’une pension d’invalidité, convertie en pension de retraite sous certaines conditions d’âge ». Il existe également, pour les personnes dont la capacité de travail est « réduite mais pas suffisamment pour avoir droit à une pension d’invalidité, une pension ’’pour la carrière de travail’’ »[11].

Ce dispositif, qui s’inscrit dans le cadre d’une série de réformes concernant les retraites entrées en vigueur en 2017[12], est issu d’un accord conclu en 2014 entre les confédérations des employeurs privés et des employeurs publics locaux et des confédérations des salariés.  

Les conditions pour obtenir cette nouvelle pension combinent trois types de critères : un critère médical (niveau de réduction de la capacité de travail), un critère relatif aux conditions de travail et une condition d’âge et de durée d’assurance[13]. Ainsi, la personne qui fait la demande doit être exposée à une ou plusieurs conditions de travail définies, y compris des conditions de travail présentant des exigences psychologiques ou cognitives. On retrouve alors des notions « originales » telles que « travail interactif particulièrement exigeant, nécessitant un effort mental exceptionnel », « travail nécessitant d'être constamment sur ses gardes ou particulièrement vigilant et comportant des risques élevés ou dans lesquels la menace de violence est marquée » ou « très forte sollicitation du système respiratoire et cardiovasculaire ».

Trois facteurs supplémentaires sont pris en compte lorsque l’exigence sur les conditions de travail est remplie :

  • Utilisation d'équipements de protection qui ajoutent à l'effort du travail ;
  • Travail de nuit répété ou travail en équipe stressant ;
  • Longues journées de travail répétées.

« Très peu de personnes ont jusqu’à présent obtenu cette pension de retraite spécifique », conclut l’intervenante. « Ce faible nombre s’explique par plusieurs raisons et notamment parce qu’il s’agit d’un dispositif d’attente et que l’écart entre l’âge d’accès à cette pension et l’âge d’ouverture des droits est aujourd’hui très resserré. Cet écart va augmenter progressivement avec le recul de l’âge d’ouverture des droits ».

Pour conclure,Mme Jolivet a présenté un dernier tableau synthétique des critères pour bénéficier des dispositifs de retraite anticipée présentés. Elle observe que les dispositifs de retraite anticipée sont très variés selon les pays et cela à tous niveaux. « Ce qui crée un grand flou sur les critères de pénibilité ». Ainsi :

  • L’âge minimal à partir duquel on peut bénéficier de ces dispositifs. Par exemple, en Finlande, « c’est seulement 63 ans et cet âge va encore augmenter si l’âge de la retraite recule ».
  • La durée minimale d’assurance requise est très élevée dans certains pays : « De 45 ans en Autriche à 38 ans en Finlande ».
  • Les critères de pénibilité et en particulier les années d’exposition prises en compte : « En Italie, on exige une exposition d’au moins 7 ans sur les dix dernières années alors qu’en Pologne c’est 15 ans d’exposition avant le 1er janvier 1999 (et/ou après le 31 décembre 2008). En Espagne, on va se baser sur la durée d’exercice de l’activité, variable selon les groupes professionnels ».

 

IV. Quelles pistes ?

En conclusion, Mme Jolivet dresse quelques pistes à explorer pour poursuivre ses recherches et mieux comprendre comment se définit la pénibilité en Europe.

  • L’extension de sa recherche comparative à d’autres pays
  • L’analyse des 3 dimensions structurantes du régime de définition de la pénibilité : mode d’élaboration (loi/négociation collective ; niveau de définition (national / par branche ou entreprise ; champ de la retraite / champ santé sécurité au travail / les deux simultanément)
  • L’analyse des autres modalités de compensation : « D’autres modalités de compensation que celles de la retraite anticipée existent : des dispositifs de retraite partielle (par exemple en Allemagne) ; des mobilités vers d’autres emplois moins exposés soutenues par de la formation (par exemple en France) ou un mécanisme de réduction du temps de travail ou d’attribution de jours de congés supplémentaires ».

Toutes choses égales par ailleurs, elle attire l’attention des auditeurs sur deux points :

  • Le faible nombre de bénéficiaires des dispositifs existants : « Les effectifs concernés dans les pays que j’ai décrit sont très modestes voire très marginaux. Par exemple, les derniers comptages menés en France par le Conseil d’orientation des retraites constatent, qu’en 2022, seulement 1000 personnes ont bénéficié d’une retraite anticipée grâce aux points acquis par le compte pénibilité. Au maximum, en Autriche, 35 000 personnes ont bénéficié d’un dispositif de départ anticipé, ce qui représente 8% des personnes qui sont parties en retraite ». Ainsi, pour elle, l’articulation avec la prévention est « quelque chose qu’on devrait creuser » pour repérer dans quelle mesure des mesures préventives contribueraient à réduire le besoin de dispositions spécifiques.
  • La question du financement des dispositifs : « Quant au financement, l’alternative entre mutualiser intégralement ou surcotiser pour les employeurs concernés est à creuser ». Elle donne alors l’exemple du dispositif existant en Croatie « qui nécessite une cotisation supplémentaire des employeurs à l’assurance vieillesse, variable selon la durée de la retraite anticipée ».

 

 

Temps des échanges

L’intervention de A. Jolivet a suscité un débat nourri et de nombreuses questions, dont quelques-unes sont ici résumées.

 

Question 1_Existe-t-il des contraintes imposées par l’Union Européenne en matière de pénibilité ?

« À ma connaissance, il n’y a pas de directive européenne existante ou en cours d’élaboration » répond l’intervenante. L’Union Européenne n’a pas avancé sur cette question. L’étude comparative de Syndex[14] dans sa dernière partie proposait l’ébauche d’une définition qui pourrait s’appliquer à l’ensemble des branches dans l’Union Européenne. Ça relèverait d’une négociation collective au niveau européen ».

 

Question 2_Est-il prévu d’associer les services de santé au travail à la prévention?

« De mon point de vue, dans tous les pays où la prise en compte de la pénibilité demande des négociations de branche ou passe par des accords collectifs, il y a une sollicitation des services de santé au travail ».

Elle donne alors l’exemple de plusieurs pays : « l’Autriche qui est très engagée sur ce sujet-là prévoit des études de terrain ; donc je ne vois pas comment on pourrait ignorer les services de santé-sécurité sur place. C’est également le cas en Suède, en Finlande ou en Espagne ».

 

Question 3_Comment mesurer l'efficacité des dispositifs de pénibilité ? Est-ce qu'on peut dire que certains pays s'en sortent mieux au niveau de la prise en compte de la pénibilité ?

« Cela pose la question intéressante de savoir comment on mesure l’efficacité », souligne Mme Jolivet.« Si on prend comme critère le nombre de bénéficiaires, il faut garder à l’esprit que ce n’est pas parce qu’un dispositif est ouvert au regar descritères de pénibilité qu’il va être facilement accessible ». Par exemple, en Italie, les salariés doivent prouver leur exposition. « C’est particulièrement compliqué notamment dans les secteurs où les travailleurs précaires ont une multiplicité d’employeurs dans l’année. On constate alors que beaucoup de travailleurs n’ont pas pu accéder à ce dispositif de retraite anticipée car ils n’arrivaient pas à apporter suffisamment de preuves de leur exposition sur la durée exigée » souligne l’intervenante.

Cependant, elle s’interroge sur la conséquence de telles mesures : « Le fait qu’il y ait peu de personnes qui entrent dans le dispositif signifie-t-il qu’il est mal conçu ou moins avantageux ? Cela va aussi dépendre de l’existence ou non de dispositifs alternatifs qui permettent quand même aux gens de partir à la retraite. Il faut avoir une vision large pour savoir si les gens exposés arrivent quand même à partir plus tôt ou s’ils sont pénalisés et doivent attendre d’avoir un problème de santé pour pouvoir s’extraire du travail ».

Elle affirme enfin qu’il y a des pays qui prennent mieux en compte la pénibilité, mais ce sont des pays qui « le font depuis longtemps et sont outillés. C’est le cas de l’Autriche, pays particulièrement habitué à prendre en compte les conditions de travail ».

 

Question 4_L’absence de critères uniformisés crée-t-elle une concurrence de faits entre les salariés européens ? Les entreprises seront-elles tentées de positionner leurs activités pénibles dans les pays « les moins disant » du point de vue de la protection des salariés ?

« C’est une possibilité mais, à ce stade de ma recherche de comparaison internationale, je ne peux pas me prononcer là-dessus », répond A. Jolivet. « Ce que je peux dire, c’est que même dans les pays qui ont des dispositifs qui « couvrent bien », on peut avoir des inégalités entre les branches et c’est un aspect problématique. On peut avoir dans la même branche des accès différenciés, selon qu’on est plus ou moins qualifiés, plutôt dans des endroits stables ou précaires ».

Le fait que les dispositifs existent n’empêche pas qu’il y ait une forte variabilité dans l’accès à ces dispositifs, y compris dans les pays qui ont un dispositif de départ anticipé. L’Autriche en est un bon exemple.

 

Question 5_Faites-vous une différence entre pénibilité et usure professionnelle ?

La définition française de la pénibilité fait référence à des effets potentiels et non avérés sur l’espérance de vie. De ce point de vue-là, si on considère également que l’usure professionnelle inclut ces effets potentiels, il peut y avoir une jonction entre les deux.

L’intervenante utilise les 2 notions, même si elle estime que « usure » est un terme plus parlant dans les entreprises.

 

Question 6 _France Stratégie a défini les 20 métiers pour lesquels la sortie précoce avant l'âge de la retraite est la plus importante pour raisons de santé (en moyenne 57 ans). Trois métiers sont concernés par 30% de sortie précoce : les ouvriers peu qualifiés de la manutention, les ouvriers peu qualifiés du second œuvre du bâtiment, ainsi que les caissiers-employés de libre-service. Ces métiers apparaissent-ils dans les dispositifs de départ anticipé de certains pays européens ?

« Dans mes recherches, je n’ai pas vu les métiers de caissiers ni d’employés libre-service apparaître » répond l’intervenante. Tous les autres métiers cités sont présents avec la prise en compte de certaines conditions de travail, telles que le travail physique. Les ouvriers de la manutention, les ouvriers peu qualifiés du bâtiment peuvent donc être concernés.

« J’insiste sur le fait que l’existence d’un dispositif ne garantit pas à elle seule la prise en compte des métiers les plus difficiles. Par exemple, le dispositif en Autriche est plus facilement accessible aux métiers les plus qualifiés et ce au détriment des métiers les moins qualifiés ».

 

Question 7_Dans les pays du Nord, les mesures d'invalidité d'une façon large ont permis des sorties précoces du marché du travail d'un très grand nombre de salariés. Quelle est l'évolution actuelle ?

« Il y a effectivement une connexion entre les deux. Je dirais même que, dans les pays du nord, ces dispositifs d’invalidité et/ou congé maladie longue durée représentaient une sorte de « pré-retraite » largement utilisée. Cependant ces possibilités ont été largement resserrées, en Suède par exemple.

Il y a ainsi une porosité entre les dispositifs de pénibilité, d’invalidité et congé maladie longue durée. Toute la difficulté est d’arriver à situer la place respective prise par ces différentes voies de sortie dans chaque pays ».

 

Question 8_Concernant la prévention de la pénibilité, quels sont les outils mis à la disposition de l'employeur ? Comment mettre en place une politique de prévention de la pénibilité sachant que celle-ci est difficile à définir ?

« En France, les 10 facteurs de pénibilité continuent à être une référence en matière de prévention même s’ils ne figurent pas tous dans le C2P. Ces facteurs peuvent déjà servir de base pour faire un diagnostic de l’exposition des salariés ».

Elle précise également le rôle de la branche : Il y a des branches qui ont mis en place des référentiels pour aider les employeurs à se repérer et voir si les emplois correspondent à des emplois exposés à la pénibilité.

Enfin, il est important de travailler sur la pénibilité perçue. « C’est rarement fait en France, mais c’est une possibilité intéressante surtout quand on regarde ce qui est fait dans d’autres pays ». « Cela peut se faire sous la forme d’entretiens avec les salariés, d’ enquêtes statistiques comme le dispositif Evrest[15], de dispositifs statistiques de branche avec des observatoires qui accompagnent les employeurs ».

 

Question 9_Vous évoquiez pour l'Allemagne un bloc conditions de travail pénibles ou stressantes avec une prise en compte du travail lourd fréquent, mais aussi la prise en compte du ressenti des travailleurs. Pourriez-vous nous livrer votre analyse sur l'importance de l'aspect « perception des salariés » ?

Mme Jolivet affirme que l’analyse de la pénibilité perçue est importante car « elle est un moyen de détecter des difficultés liées à l’organisation du travail ou aux conditions de travail qui peuvent être difficiles à supporter ».

Pour elle, il y a deux cas de figure qui sortent un peu de la pénibilité au sens des effets potentiels sur la santé.

D’une part, il y a des atteintes à la santé, sans être forcément des maladies, qui peuvent rendre le travail difficile à supporter. « Ainsi, l’expression de ce ressenti peut permettre d’ajuster les conditions de travail, en diminuant la pression et en augmentant les marges de manœuvre pour rendre le travail plus tenable ».

D’autre part, il y a un deuxième cas de figure : ressentir le travail comme pénible. Cela peut être lié à la pression au travail, au sentiment de ne pas faire du travail de bonne qualité ou de ne pas apprendre dans son travail. « Ces deux derniers éléments sont connus par plusieurs enquêtes longitudinales depuis une vingtaine d’années qui démontrent que ce ressenti est associé à une probabilité forte de ne plus être en emploi 5 ans après  ».

Cette prise en compte de la perception des salariés nécessite que les employeurs, analysent des évolutions du travail, des conditions et l’organisation du travail qui peuvant conduire les salariés à sortir de l’emploi précocement, « soit par qu’ils ont des problèmes de santé, ou tout simplement parce qu’ils saisissent la possibilité de partir de façon anticipée dès qu’ils peuvent ».

 

Question 10_Quel est votre avis sur le dispositif actuel qui existe en France par rapport à ce que vous avez vu ailleurs ?

D’après l’intervenante, il existe deux fondements à la délimitation des dispositifs pénibilités : le premier est l’approche scientifique qui consiste à déterminer quels sont les liens entre les expositions et les effets sur la santé ; le second est la dimension politique ou sociologique, incluant des pénibilités qui ne sont pas associées à une diminution de l’espérance de vie, mais qui rendent le travail difficile sur le long terme.

« Ainsi, dans la prise en compte de la pénibilité, il faut davantage réfléchir sur la prévention. Je suis assez préoccupée par le fait que le dispositif C2P focalise le regard uniquement sur certaines conditions de travail, alors qu’il reste énormément de choses à faire en termes de prévention ». Pour A. Jolivet, il faut intervenir en amont, en envisageant les possibilités de mobilité, de formation ou de réduction des expositions, « soit par l’amélioration des conditions de travail, soit par la réduction, par exemple, de la durée des parcours professionnels exposés à certaines conditions de travail ».

 

[1] Ces Rendez-vous sont organisés par l’Institut du travail de Strasbourg, avec le soutien de la DREETS Grand Est: https://idt.unistra.fr/recherches-et-publications/colloques-et-seminaires-organises-par-linstitut-du-travail-de-strasbourg/#c115436.

[2] A. Jolivet contribue au programme scientifique du Gis CREAPT (Centre de recherches sur l'expérience, l’âge et les populations au travail) et est chercheuse associée à l’IRES (Institut de recherches économiques et sociales). Elle a été pendant les 8 dernières années présidente du Groupe de suivi du Département Homme et Travail et membre de la Commission scientifique de l'INRS (Institut National de Recherche et de Sécurité) pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles.

[3] Annie Jolivet, 30 mars 2023, Pénibilité du travail et retraite : une comparaison internationale des dispositifs existants, Document de travail, n° 215, Centre d’études de l’emploi et du travail, Cnam.

[5] Travaux usants

[6] Activités particulièrement fatigantes et pesantes

[7] MISSOC (Système d’information mutuelle sur la protection sociale) à la rubrique VI. Vieillesse, 1er juillet 2022

[8] Bundesanstalt für Arbeitsschutz und Arbeitsmedizin (BAuA)

[9] Loi relative aux retraites de transition du 19 décembre 2008 (J.O. 2008 n°237 texte 1656)

[10] praca w szczególnych warunkach // praca o szczególnym charakterze

[11] Traduction littérale de « työuraeläke », généralement traduit par « pension de carrière ».

[12] Elle a notamment eu pour conséquence de relever l’âge de départ à la retraite de 63 à 65 ans et l’âge maximum à 70 ans.

[13] La pension de carrière est accessible à partir de 63 ans (pour les personnes nées à partir de 1955) ou 2 ans avant l’âge de la retraite (pour les personnes nées à partir de 1965) et à partir de 38 années de cotisation à temps plein au système de retraite.

[14] SYNDEX, 2014, Meilleure compréhension des « métiers pénibles » dans le débat européen sur les retraites.

[15]

Évolutions et Relations en Santé au Travail. Voir le site evrest.istnf.fr


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