IV. Quelles pistes ?
En conclusion, Mme Jolivet dresse quelques pistes à explorer pour poursuivre ses recherches et mieux comprendre comment se définit la pénibilité en Europe.
- L’extension de sa recherche comparative à d’autres pays
- L’analyse des 3 dimensions structurantes du régime de définition de la pénibilité : mode d’élaboration (loi/négociation collective ; niveau de définition (national / par branche ou entreprise ; champ de la retraite / champ santé sécurité au travail / les deux simultanément)
- L’analyse des autres modalités de compensation : « D’autres modalités de compensation que celles de la retraite anticipée existent : des dispositifs de retraite partielle (par exemple en Allemagne) ; des mobilités vers d’autres emplois moins exposés soutenues par de la formation (par exemple en France) ou un mécanisme de réduction du temps de travail ou d’attribution de jours de congés supplémentaires ».
Toutes choses égales par ailleurs, elle attire l’attention des auditeurs sur deux points :
- Le faible nombre de bénéficiaires des dispositifs existants : « Les effectifs concernés dans les pays que j’ai décrit sont très modestes voire très marginaux. Par exemple, les derniers comptages menés en France par le Conseil d’orientation des retraites constatent, qu’en 2022, seulement 1000 personnes ont bénéficié d’une retraite anticipée grâce aux points acquis par le compte pénibilité. Au maximum, en Autriche, 35 000 personnes ont bénéficié d’un dispositif de départ anticipé, ce qui représente 8% des personnes qui sont parties en retraite ». Ainsi, pour elle, l’articulation avec la prévention est « quelque chose qu’on devrait creuser » pour repérer dans quelle mesure des mesures préventives contribueraient à réduire le besoin de dispositions spécifiques.
- La question du financement des dispositifs : « Quant au financement, l’alternative entre mutualiser intégralement ou surcotiser pour les employeurs concernés est à creuser ». Elle donne alors l’exemple du dispositif existant en Croatie « qui nécessite une cotisation supplémentaire des employeurs à l’assurance vieillesse, variable selon la durée de la retraite anticipée ».
Temps des échanges
L’intervention de A. Jolivet a suscité un débat nourri et de nombreuses questions, dont quelques-unes sont ici résumées.
Question 1_Existe-t-il des contraintes imposées par l’Union Européenne en matière de pénibilité ?
« À ma connaissance, il n’y a pas de directive européenne existante ou en cours d’élaboration » répond l’intervenante. L’Union Européenne n’a pas avancé sur cette question. L’étude comparative de Syndex[14] dans sa dernière partie proposait l’ébauche d’une définition qui pourrait s’appliquer à l’ensemble des branches dans l’Union Européenne. Ça relèverait d’une négociation collective au niveau européen ».
Question 2_Est-il prévu d’associer les services de santé au travail à la prévention?
« De mon point de vue, dans tous les pays où la prise en compte de la pénibilité demande des négociations de branche ou passe par des accords collectifs, il y a une sollicitation des services de santé au travail ».
Elle donne alors l’exemple de plusieurs pays : « l’Autriche qui est très engagée sur ce sujet-là prévoit des études de terrain ; donc je ne vois pas comment on pourrait ignorer les services de santé-sécurité sur place. C’est également le cas en Suède, en Finlande ou en Espagne ».
Question 3_Comment mesurer l'efficacité des dispositifs de pénibilité ? Est-ce qu'on peut dire que certains pays s'en sortent mieux au niveau de la prise en compte de la pénibilité ?
« Cela pose la question intéressante de savoir comment on mesure l’efficacité », souligne Mme Jolivet.« Si on prend comme critère le nombre de bénéficiaires, il faut garder à l’esprit que ce n’est pas parce qu’un dispositif est ouvert au regar descritères de pénibilité qu’il va être facilement accessible ». Par exemple, en Italie, les salariés doivent prouver leur exposition. « C’est particulièrement compliqué notamment dans les secteurs où les travailleurs précaires ont une multiplicité d’employeurs dans l’année. On constate alors que beaucoup de travailleurs n’ont pas pu accéder à ce dispositif de retraite anticipée car ils n’arrivaient pas à apporter suffisamment de preuves de leur exposition sur la durée exigée » souligne l’intervenante.
Cependant, elle s’interroge sur la conséquence de telles mesures : « Le fait qu’il y ait peu de personnes qui entrent dans le dispositif signifie-t-il qu’il est mal conçu ou moins avantageux ? Cela va aussi dépendre de l’existence ou non de dispositifs alternatifs qui permettent quand même aux gens de partir à la retraite. Il faut avoir une vision large pour savoir si les gens exposés arrivent quand même à partir plus tôt ou s’ils sont pénalisés et doivent attendre d’avoir un problème de santé pour pouvoir s’extraire du travail ».
Elle affirme enfin qu’il y a des pays qui prennent mieux en compte la pénibilité, mais ce sont des pays qui « le font depuis longtemps et sont outillés. C’est le cas de l’Autriche, pays particulièrement habitué à prendre en compte les conditions de travail ».
Question 4_L’absence de critères uniformisés crée-t-elle une concurrence de faits entre les salariés européens ? Les entreprises seront-elles tentées de positionner leurs activités pénibles dans les pays « les moins disant » du point de vue de la protection des salariés ?
« C’est une possibilité mais, à ce stade de ma recherche de comparaison internationale, je ne peux pas me prononcer là-dessus », répond A. Jolivet. « Ce que je peux dire, c’est que même dans les pays qui ont des dispositifs qui « couvrent bien », on peut avoir des inégalités entre les branches et c’est un aspect problématique. On peut avoir dans la même branche des accès différenciés, selon qu’on est plus ou moins qualifiés, plutôt dans des endroits stables ou précaires ».
Le fait que les dispositifs existent n’empêche pas qu’il y ait une forte variabilité dans l’accès à ces dispositifs, y compris dans les pays qui ont un dispositif de départ anticipé. L’Autriche en est un bon exemple.
Question 5_Faites-vous une différence entre pénibilité et usure professionnelle ?
La définition française de la pénibilité fait référence à des effets potentiels et non avérés sur l’espérance de vie. De ce point de vue-là, si on considère également que l’usure professionnelle inclut ces effets potentiels, il peut y avoir une jonction entre les deux.
L’intervenante utilise les 2 notions, même si elle estime que « usure » est un terme plus parlant dans les entreprises.
Question 6 _France Stratégie a défini les 20 métiers pour lesquels la sortie précoce avant l'âge de la retraite est la plus importante pour raisons de santé (en moyenne 57 ans). Trois métiers sont concernés par 30% de sortie précoce : les ouvriers peu qualifiés de la manutention, les ouvriers peu qualifiés du second œuvre du bâtiment, ainsi que les caissiers-employés de libre-service. Ces métiers apparaissent-ils dans les dispositifs de départ anticipé de certains pays européens ?
« Dans mes recherches, je n’ai pas vu les métiers de caissiers ni d’employés libre-service apparaître » répond l’intervenante. Tous les autres métiers cités sont présents avec la prise en compte de certaines conditions de travail, telles que le travail physique. Les ouvriers de la manutention, les ouvriers peu qualifiés du bâtiment peuvent donc être concernés.
« J’insiste sur le fait que l’existence d’un dispositif ne garantit pas à elle seule la prise en compte des métiers les plus difficiles. Par exemple, le dispositif en Autriche est plus facilement accessible aux métiers les plus qualifiés et ce au détriment des métiers les moins qualifiés ».
Question 7_Dans les pays du Nord, les mesures d'invalidité d'une façon large ont permis des sorties précoces du marché du travail d'un très grand nombre de salariés. Quelle est l'évolution actuelle ?
« Il y a effectivement une connexion entre les deux. Je dirais même que, dans les pays du nord, ces dispositifs d’invalidité et/ou congé maladie longue durée représentaient une sorte de « pré-retraite » largement utilisée. Cependant ces possibilités ont été largement resserrées, en Suède par exemple.
Il y a ainsi une porosité entre les dispositifs de pénibilité, d’invalidité et congé maladie longue durée. Toute la difficulté est d’arriver à situer la place respective prise par ces différentes voies de sortie dans chaque pays ».
Question 8_Concernant la prévention de la pénibilité, quels sont les outils mis à la disposition de l'employeur ? Comment mettre en place une politique de prévention de la pénibilité sachant que celle-ci est difficile à définir ?
« En France, les 10 facteurs de pénibilité continuent à être une référence en matière de prévention même s’ils ne figurent pas tous dans le C2P. Ces facteurs peuvent déjà servir de base pour faire un diagnostic de l’exposition des salariés ».
Elle précise également le rôle de la branche : Il y a des branches qui ont mis en place des référentiels pour aider les employeurs à se repérer et voir si les emplois correspondent à des emplois exposés à la pénibilité.
Enfin, il est important de travailler sur la pénibilité perçue. « C’est rarement fait en France, mais c’est une possibilité intéressante surtout quand on regarde ce qui est fait dans d’autres pays ». « Cela peut se faire sous la forme d’entretiens avec les salariés, d’ enquêtes statistiques comme le dispositif Evrest[15], de dispositifs statistiques de branche avec des observatoires qui accompagnent les employeurs ».
Question 9_Vous évoquiez pour l'Allemagne un bloc conditions de travail pénibles ou stressantes avec une prise en compte du travail lourd fréquent, mais aussi la prise en compte du ressenti des travailleurs. Pourriez-vous nous livrer votre analyse sur l'importance de l'aspect « perception des salariés » ?
Mme Jolivet affirme que l’analyse de la pénibilité perçue est importante car « elle est un moyen de détecter des difficultés liées à l’organisation du travail ou aux conditions de travail qui peuvent être difficiles à supporter ».
Pour elle, il y a deux cas de figure qui sortent un peu de la pénibilité au sens des effets potentiels sur la santé.
D’une part, il y a des atteintes à la santé, sans être forcément des maladies, qui peuvent rendre le travail difficile à supporter. « Ainsi, l’expression de ce ressenti peut permettre d’ajuster les conditions de travail, en diminuant la pression et en augmentant les marges de manœuvre pour rendre le travail plus tenable ».
D’autre part, il y a un deuxième cas de figure : ressentir le travail comme pénible. Cela peut être lié à la pression au travail, au sentiment de ne pas faire du travail de bonne qualité ou de ne pas apprendre dans son travail. « Ces deux derniers éléments sont connus par plusieurs enquêtes longitudinales depuis une vingtaine d’années qui démontrent que ce ressenti est associé à une probabilité forte de ne plus être en emploi 5 ans après ».
Cette prise en compte de la perception des salariés nécessite que les employeurs, analysent des évolutions du travail, des conditions et l’organisation du travail qui peuvant conduire les salariés à sortir de l’emploi précocement, « soit par qu’ils ont des problèmes de santé, ou tout simplement parce qu’ils saisissent la possibilité de partir de façon anticipée dès qu’ils peuvent ».
Question 10_Quel est votre avis sur le dispositif actuel qui existe en France par rapport à ce que vous avez vu ailleurs ?
D’après l’intervenante, il existe deux fondements à la délimitation des dispositifs pénibilités : le premier est l’approche scientifique qui consiste à déterminer quels sont les liens entre les expositions et les effets sur la santé ; le second est la dimension politique ou sociologique, incluant des pénibilités qui ne sont pas associées à une diminution de l’espérance de vie, mais qui rendent le travail difficile sur le long terme.
« Ainsi, dans la prise en compte de la pénibilité, il faut davantage réfléchir sur la prévention. Je suis assez préoccupée par le fait que le dispositif C2P focalise le regard uniquement sur certaines conditions de travail, alors qu’il reste énormément de choses à faire en termes de prévention ». Pour A. Jolivet, il faut intervenir en amont, en envisageant les possibilités de mobilité, de formation ou de réduction des expositions, « soit par l’amélioration des conditions de travail, soit par la réduction, par exemple, de la durée des parcours professionnels exposés à certaines conditions de travail ».
[2] A. Jolivet contribue au programme scientifique du Gis CREAPT (Centre de recherches sur l'expérience, l’âge et les populations au travail) et est chercheuse associée à l’IRES (Institut de recherches économiques et sociales). Elle a été pendant les 8 dernières années présidente du Groupe de suivi du Département Homme et Travail et membre de la Commission scientifique de l'INRS (Institut National de Recherche et de Sécurité) pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles.
[7] MISSOC (Système d’information mutuelle sur la protection sociale) à la rubrique VI. Vieillesse, 1er juillet 2022
[9] Loi relative aux retraites de transition du 19 décembre 2008 (J.O. 2008 n°237 texte 1656)
[13] La pension de carrière est accessible à partir de 63 ans (pour les personnes nées à partir de 1955) ou 2 ans avant l’âge de la retraite (pour les personnes nées à partir de 1965) et à partir de 38 années de cotisation à temps plein au système de retraite.
[14] SYNDEX, 2014, Meilleure compréhension des « métiers pénibles » dans le débat européen sur les retraites.