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Lettre d'information n°146 Juin-Juillet 2023

Edito

Lors d'un précédent Rendez-vous du Dialogue Social organisé en 2019, Antoine Lyon-Caen nous proposait une réflexion sur les conséquences juridiques des transitions numériques et écologiques en cours. Depuis, les crises sanitaires, écologiques ou géopolitiques et les sauts technologiques sont venus percuter ces dynamiques, accélérant souvent les mutations du monde du travail, les faisant parfois même dévier de leur trajectoire originelle.

Antoine Lyon-Caen nous a bien voulu accepter une nouvelle fois à l’invitation de l'Institut du travail de Strasbourg et de la DREETS Grand Est et de partager avec nous son analyse des lignes directrices de ces nouvelles évolutions et des perspectives qui se dessinent pour le travail et le droit du travail.

Nous vous proposons dans cette lettre un compte-rendu de cette conférence, rédigé par l’équipe de l’Institut et publié avec l’accord de l’intervenant.


Compte-rendu
« Quel avenir pour le droit du travail ? »

Compte-rendu de la conférence d’Antoine Lyon-Caen
Rendez-vous du dialogue social organisé à Strasbourg le 10 mai 2023*

 

Antoine Lyon-Caen a accepté une nouvelle fois[1] l’invitation de l'Institut du travail de Strasbourg et de la DREETS Grand Est, pour partager avec nous, le 10 mai 2023, son analyse sur l’avenir du droit du travail.

Professeur émérite de droit privé à l’Université Paris Nanterre, Directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Directeur de la Revue de droit du travail, M. Lyon-Caen est aujourd'hui avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation.

Nous vous proposons un compte rendu synthétique de sa conférence dans cette Lettre d’information.

 

La conférence s’est déroulée en deux temps : une première partie a été consacrée à la présentation de l’intervenant et une seconde à un temps d’échanges avec les participants.

L’objet de ce compte rendu sera, non pas de reproduire in extenso les propos tenus par l’intervenant mais de faire état des grandes lignes de son analyse.[2]

« Je ne vais pas faire d’exercice prédictif » prévient d’emblée l’intervenant en soulignant que l’avenir n’est pas écrit, pas prédictif, avant d’ouvrir la conférence avec une citation de Racine tirée de Bérénice « On peut voir l’avenir dans les choses passées ».  Il précise ensuite : « c’est en auscultant les choses passées que l’on peut émettre des hypothèses sérieuses sur ce qui va advenir. Il faut tenter de comprendre les dynamiques à l’œuvre aujourd’hui, pour percevoir ce qu’elles promettent. Le passé ne dicte pas l’avenir, mais laisse entendre qu’il y a plusieurs chemins susceptibles d’être suivis ».

Pointant des dynamiques en tension en droit du travail, M. Lyon-Caen se propose de présenter en premier temps l’objet de la réglementation du droit du travail (I) avant d’aborder dans un second temps les dimensions nationale et internationale de cette règlementation (II).

 

1. L’objet de la réglementation du droit du travail

Pour M. Lyon-Caen, les dynamiques à l’œuvre aujourd’hui en droit du travail sont « des dynamiques en tension », de telle sorte que « c’est l’action des uns et des autres qui fera qu’une dynamique pourra faire reculer ou limiter l’autre ». Il présente successivement deux d’entre elles : l’instrumentalisation du droit du travail et sa dimension axiologique.

L’instrumentalisation du droit du travail

 La transformation du droit du travail en un droit « instrumental », c’est-à-dire au service d’autre chose et pas de lui-même, constitue la première dynamique à l’œuvre depuis quelques années. Ce droit instrumental justifie alors des changements perpétuels, « car on adapte en permanence des dispositifs au droit du travail aux fins que l’on prétend poursuivre ». Deux injonctions prévalent alors dans ce cadre : le droit du travail doit s’adapter au nouveau contexte technologique et il est sommé de se soumettre aux politiques de l’emploi.

L’adaptation nécessaire du droit du travail au contexte technologique

Cette première injonction s’inscrit dans une analyse selon laquelle le droit du travail a connu sa période d’épanouissement avec le triomphe du fordisme, c’est-à-dire une division technique du travail qui conduisait en même temps à une production de masse, susceptible d’alimenter une consommation de masse. A suivre cette analyse, le droit du travail serait un ensemble d’institutions uniquement adapté à cette forme d’organisation du travail.

Pour l’intervenant, celle-ci relève d’un « mythe qui a la vie dure », en rappelant que les travaux montrent que « le droit du travail dans sa naissance et son épanouissement a peu de choses à voir avec le fordisme ».

Ce même type de discours prévaut aujourd’hui quant aux effets de l’Intelligence Artificielle qui provoquerait sur le long terme un bouleversement de l’organisation du travail et exigerait une adaptation du droit du travail. L’intervenant souligne a contrario que si l’IA modifie les compétences exigées dans les travaux de type managériaux, « elle n’apporte pas des transformations radicales dans les formes d’organisation de ce travail managérial ».

Le droit du travail subordonné aux politiques de l’emploi

La seconde injonction somme le droit du travail de se subordonner aux politiques de l’emploi.

M. Lyon-Caen observe d’emblée que cela conduit à s’occuper moins de ceux qui ont du travail que ceux qui n’en ont pas, afin de permettre l’accès à l’emploi à ceux qui en sont éloignés. Il poursuit en illustrant son propos par une citation de Pierre Rosanvallon : « Il faut que le droit au travail joue contre le droit du travail ».  

Cette subordination du droit du travail est toujours prégnante aujourd’hui rappelle l’intervenant, en évoquant toutes les formules qui sont inventées pour que les entreprises embauchent ou maintiennent les seniors dans l’emploi.

« Avec ce droit assujetti, le droit du travail se transforme ainsi en un droit du marché du travail » insiste l’intervenant, qui pointe alors le fait que le droit du travail a été totalement revisité au nom de ces deux subordinations.

Il en est pour preuve la multiplication des types de contrats de travail au cours des trente dernières années, tout comme la transformation des formes de mise au travail, avec notamment la consolidation du travail indépendant. M. Lyon-Caen insiste également sur le changement radical qui s’est opéré depuis quarante années en matière de durée du travail. On est ainsi passé d’un modèle, avant 1982, date des lois Auroux, où la durée du travail était très réglementée et les horaires étaient collectifs à une diversification croissante voire à un éclatement des temps de travail, suite aux nombreuses réformes en la matière.   

L’intervenant souligne également que les règles applicables aux restructurations d’entreprises n’ont plus rien à voir avec celles du 20ième siècle. Le droit même des conventions collectives a fait l’objet de revisites importantes, notamment sur les rapports des niveaux de négociations collectives, et la représentation du personnel a subi une refonte importante.

Le tableau actuel dépeint ainsi un « droit du travail très émietté, dont la texture est complexe car il comprend beaucoup de règles et d’exceptions, une multiplicité de régimes contractuels et peut être dorénavant sans surprise, une valorisation de l’accord et du consentement individuel du salarié ».  M. Lyon Caen rappelle à ce propos que dans les années 2000, on considérait qu’il n’y avait rien de plus suspect que le consentement du salarié. Il était subordonné et il fallait l’analyser avec beaucoup d’attention. « Aujourd’hui, beaucoup de règlements contractuels, comme la rupture conventionnelle par exemple, mobilisent le consentement du salarié, ce qui lui a donné une force juridique inconnue jusqu’à là ».  Il rajoute pour conclure cette partie : « Au fond, le droit du travail instrumental est un droit particulièrement complexe, particulièrement difficile à lire et il va falloir en tenir compte lorsqu’on va tenter d’anticiper sur le résultat de ce type de dynamique ».

 

La dimension axiologique du droit du travail

M. Lyon-Caen évoque cette seconde dynamique, à la fois antagoniste à la première mais également, selon lui, sous-estimée et difficile à caractériser.

Cette dimension du droit du travail est qualifiée d’axiologique, « en tant qu’il intègre dans ses dispositifs des valeurs, c’est-à-dire des normes qui sont d’un niveau élevé et qui se réfèrent à l’éminente dignité de la personne ». Ce sont des normes de nature civique, qui traduisent l’émancipation recherchée de la personne.

Le droit du travail a donné de plus en plus de place à cette dimension, dont on peut trouver une première traduction dans sa constitutionnalisation. 

La constitutionnalisation du droit du travail

Cette notion signifie que, les normes constitutionnelles s’appliquent de manière directe dans les rapports de travail et dans les relations professionnelles. Les libertés fondamentales sont devenues opposables à l’employeur et « c’est une révolution qu’on n’a pas vraimentmesurée » souligne l’intervenant. Il prend pour exemple le droit fondamental qu’est la liberté d’expression qui prévaut désormais dans l’entreprise : « Il y a 30 ans, le salarié n’avait pas la parole libre : tout écart de langage ou toute critique justifiait une réaction de l’employeur. Depuis lors, « les normes constitutionnelles sont devenues applicables dans les rapports horizontaux entre les salariés et l’employeur ».

Il évoque également le droit à la vie privée en donnant l’exemple d’un arrêt de la Chambre sociale de la Cour de cassation de 2001. Il a été jugé que même sur l’ordinateur fourni par l’entreprise, le salarié a le droit au respect de sa vie privée dès lors que les messages sont rangés sous dossier personnel. Cette décision liée à l’axiologie du droit du travail constitue un changement important, car l’employeur est obligé de respecter les droits fondamentaux et de traiter de la même manière les travailleurs dans une situation similaire.

La dynamique potentielle la plus forte reste cependant pour M Lyon-Caen celle que porte la non-discrimination.

Non-discrimination et discrimination indirecte

« Le principe de non-discrimination est avant tout fondé sur le respect de la dignité de la personne humaine » souligne d’emblée M. Lyon-Caen. Il rappelle la définition de l’interdiction de la discrimination indirecte, à savoir « l’interdiction des effets discriminants d’une règle neutre », avant de démontrer en quoi elle constitue un outil puissant : « la grammaire des discriminations indirectes est extrêmement corrosive, car elle peut remettre en cause une pratique ancrée dans l’entreprise, des accords collectifs, voire même l’organisation de l’entreprise ».

 « Ce décryptage n’est pas encore bien fait mais il avance doucement » souligne l’intervenant. Il mentionne, pour illustrer son propos, l’arrêt du 14 décembre 2022 rendu par la Chambre Sociale de la Cour de cassation, dans lequel les juges ont reconnu la discrimination indirecte dans le recrutement.  L’employeur s’est vu condamné pour discrimination systémique. Peu importe l’intention de ce dernier, qui affirmait qu’il ne faisait aucune différence. La politique de l’entreprise incorporait des éléments tels qu’ils provoquaient de la discrimination dans le système de recrutement.

« Dorénavant, cette dynamique d’un droit porteur de valeur, devra être alimentée par des exigences culturelles », estime l’intervenant pour conclure sur ce point.

Le droit du travail soumis aux exigences écologiques

Une nouvelle représentation de la nature commence à émerger. Dans ce cadre, la nature doit devenir souveraine et être protégée. Cela fait naître l’idée que va éclore une sorte de productivité écologique très différente de la productivité marchande. « Aujourd’hui il est compliqué de dire que la productivité écologique est en concurrence, voire doit l’emporter sur la productivité du travail mêlant des critères industriel et marchand, mais c’est le chemin que l’on suit ». M. Lyon-Caen explique que cela conduit à changer la conception même de l’espace de travail et du temps intégré au processus de travail, car « plus les processus sont courts, plus ils sont écologiquement productifs ». Il souligneaussi que celaincite également à remettre en cause la complexité même des chaînes de valeur, c’est-à-dire les liens avec les sous-traitants et les fournisseurs. « C’est donc une transformation progressive mais radicale que les exigences écologiques annoncent », conclue-t-il.

L’intervenant insiste à nouveau sur le fait que les deux dynamiques qu’il vient de présenter sont très antagonistes et s’interroge sur ce que peut-on attendre de leur croisement.

 

Le croisement des dynamiques antagonistes, une question d’avenir.

Que va-t-il advenir si ces dynamiques se croisent s’interroge M. Lyon-Caen : « La première va-t-elle finir par englober la deuxième ? Ou inversement ? Que peut-on attendre d’un croisement de dynamiques antagonistes ? ». 

Il explique que « de leur croisement doit naître un produit que l’on ne pouvait augurer encore il y a quelque temps ». Il pourrait se traduire par un effacement de la distinction établie entre travail indépendant et subordination à laquelle se subsisterait une nouvelle notion, celle de travail personnel : « Il y aurait une recomposition du droit du travail autour de la notion de travail personnel, c’est-à-dire le travail pour autrui fourni par quelqu’un ».  Il y aurait ainsi une extension du droit du travail à toutes les formes de travail personnel, avec l’émergence d’un « droit du travail sans adjectif », un code du travail, aux lieu et place d’un code du travail subordonné.

M. Lyon-Caen signale que ce phénomène est déjà à l’œuvre au niveau de l’Union Européenne « même si on n’a pas vraiment conscience que cette extension est présente ». Il propose trois exemples où des règles s’appliquent quel que soit le type de travail, subordonné ou non subordonné.

Le premier est relatif aux règles de non-discrimination. Dans un arrêt du 12 janvier 2023 [3], la Cour de Justice de l’Union Européenne a ainsi estimé que l’interdiction de la discrimination à raison de l’orientation sexuelle s’appliquait quel que soit le contrat, et en l’occurrence vis-à-vis d’un travailleur indépendant.

Le second exemple, issu d’une Communication de la Commission[4], concerne les accords collectifs.   Il est indiqué[5] que « l’immunité des accords collectifs ne concerne pas uniquement les travailleurs subordonnés, mais bien tous les travailleurs quel que soit la nature de leur contrat ».

Le troisième exemple se trouve dans la proposition de directive sur les travailleurs de plateforme, qui est selon l’intervenant « un produit de cette dynamique ». Elle prévoit en effet un mécanisme de présomption réfragable de salariat et comporte également des dispositions essentielles visant à encadrer la gestion des algorithmes utilisés par les plateformes.

Pour M. Lyon-Caen, cette évolution va conduire à distinguer des garanties fondamentales (droit à la négociation collective, à la liberté syndicale ou encore le droit à un salaire décent), communes à tous les travailleurs, et des garanties ou règles particulières pour le travail hétéro-organisé, autrement dit celui « dont l’organisation dépend d’autrui ».

« Donc quand on regarde l’objet de la règlementation et cette opposition de deux dynamiques, on constate en quelques années l’amorce d’un changement du champ même des règles du travail » souligne l’intervenant en conclusion de cette première partie, avant d’aborder la question des dimensions de la réglementation du travail.

 

2. Les différentes dimensions de la règlementation du travail

La règlementation du droit du travail comporte des dimensions nationales, européenne et internationale.Plusieurs questions apparaissent d’emblée : « Quelle part de réglementation non nationale peut-on augurer ? Va-t-on vers un droit de plus en plus local, ou vers un droit de moins en moins local et de plus en plus global ? ».

M. Lyon-Caen illustre ses propos avec un exemple concret, celui d’un groupe de société ayant une filiale en France. La société mère, hollandaise, est actionnaire majoritaire de la filiale. Elle impose au dirigeant de celle-ci d’amputer une partie, voire toute son activité, en raison d’une délocalisation vers la Hongrie.

Face à cette situation, deux possibilités sont offertes à sa filiale française : soit elle fait un plan de sauvegarde de l’emploi, soit elle dépose le bilan. Au vu de cette situation naissent plusieurs interrogations : peut-on accepter que la société mère ne finance pas les conséquences économiques et sociales de sa décision ? Peut-on admettre qu’il n’y ait pas de connexion entre pouvoir et responsabilité ? Peut-on accepter une dissociation totale entre pouvoirs et responsabilité ?

L’intervenant a utilisé cet exemple pour définir si le droit du travail est un droit de plus en plus local, ou inversement un droit de plus en plus global, d’où l’utilisation de deux sociétés ne relevant pas du même ordre juridique. Il commence alors par la dimension internationale.

La dimension internationale

« Dans les années 2000-2010, on constatait encore une orientation vers une gouvernance globale. Elle se manifestait par la suppression des entraves liées à la mobilité des capitaux, des produits et des services, ainsi qu’une disparition des compétences des institutions nationales confrontées au marché. Ce dernier devient le principal régulateur de la production et de l’organisation du travail, régie alors par des normes internationales ».

M. Lyon-Caen attire l’attention sur les rédacteurs de ces normes « on a toujours en tête celles de l’Organisation Internationale du Travail, mais elles n’ont pas été inventées dans ce contexte ». Il peut rappeler toutefois que l’OIT avait pour but de réguler la concurrence sociale.

Il rappelle ainsi que selon la Constitution de l’OIT, nécessité il y a pour les États membres de maintenir des normes sociales de manière à éviter de donner avantage à ceux qui les suppriment. Mais selon lui, ces normes n’ont pas démontré leur pleine efficacité : « Lorsqu’on observe l’expérience des normes internationales de l’OIT, elles sont souvent critiquées aux motifs que les concepts utilisés sont assez flous, les conventions intègrent des valeurs parfois contradictoires et les normes sont largement ineffectives ».

Il revient ensuite à son exemple et explique que cette gouvernance globale ne va pas offrir de perspective, ou de traitement particulier de cette irresponsabilité des groupes en face de cessation d’activité ou de fermeture d’entreprise : « Finalement, la stratégie du groupe de délocaliser l’activité ne fait qu’utiliser l’ouverture des frontières ou le désenclavement du marché à l’égard des institutions nationales. Les normes internationales sont peu contraignantes et n’exigent pas de réparer les conséquences dommageables de la décision du groupe ».

Le repliement local

À l’opposé de qui précède se trouve le repliement local, qui est porté par des mouvements populistes très présents dans beaucoup de pays. C’est par exemple le mot d’ordre des gouvernements anglais qui, avec le Brexit, ne veulent surtout pas de règles internationales et « aspirent revenir à un étatisme de petite dimension ».

Pour l’intervenant, le propre de cette stratégie est de rendre impossible la lutte contre les effets négatifs de l’internationalisation de l’activité. « Une institution nationale seule ne peut rien faire et est condamnée à l’impuissance. Sauf à durcir l’autorité de l’Etatavec un repliement sur le droit local ou national, ce dernier peut interdire la fermeture mais le risque est d’isoler l’économie et de la ruiner ».

M. Lyon-Caen voit dans la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance une lueur d’espoir : elle oblige en effet la société mère d’un groupe, ou la société donneuse d’ordre, à établir une cartographie des risques que l’activité fait peser sur les droits fondamentaux des travailleurs et sur l’environnement. Cette obligation s’applique que ces risques soient localisés dans le pays ou à l’étranger. Peu importe également la localisation des filiales ou des sous-traitants. C’est pourquoi « c’est une loi nationale à vocation internationale » dont l’objet n’est pas la responsabilité des filiales, « mais de rapprocher la décision de la responsabilité, de les connecter à nouveau ».

Cette loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre constitue une sorte de modèle pour les pays de l’Union Européenne. Une proposition de directive créant un devoir de vigilance à l’échelle européenne est en cours de discussion au Parlement Européen.

M. Lyon-Caen encourage l’auditoire à suivre l’évolution de ce texte dont l’adoption pourrait montrer la voie pour lutter contre l’impuissance internationale et locale.

 

Échanges avec les participants

L’intervention de Monsieur Lyon-Caen a suscité un débat nourri et de nombreuses questions, dont quelques-unes sont ici résumées.

Question 1

Une première question concerne le devenir même du droit du travail : Que restera-t-il du droit du travail si, en raison de son aspect axiologique, la seule limite est l’atteinte aux droits fondamentaux ? Cet aspect peut-il provoquer un effacement de la spécificité du droit du travail, ayant alors pour conséquence de ne plus faire de différence entre le travailleur et le consommateur par exemple ?

Selon M. Lyon-Caen, tout dépend de ce que l’on appelle droits fondamentaux. Il rappelle que, par exemple, dans la charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne, le droit aux congés payés est un droit fondamental. « Cela laisse entendre que, si on travaille dans cette voie-là, on dépasse les droits minimums du consommateur ». Il parle également de la liberté d’expression en soulignant que « bien que celle-ci ne soit pas un droit spécifique aux travailleurs, elle ne s’arrête pas à l’entrée de l’entreprise ».

Pour ce qui concerne aux droits fondamentaux qui s’attachent à la spécificité du travailleur, l’intervenant évoque les réalisations de l’Union Européenne en matière de temps de travail : « L’Union Européenne a, en utilisant les quelques instruments qu’elle avait à disposition, développé une vision du droit du travail absolument inattendue et a consacré plusieurs droits fondamentaux qui ont germé dans le champ du temps de travail, notamment concernant les congés payés, afin que le salarié mène une vie convenable ».

 

Question 2 

Une autre question a trait à l’apparition de la notion de devoir de travail au détriment de celui de droit du travail, ainsi qu’au démantèlement du Code du travail qui s’en suivrait et l’amoindrissement de sa lettre.

Monsieur Lyon-Caen réagit en affirmant qu’on ne peut parler ni d’amoindrissement, ni de démantèlement du droit du travail. « Je suis toujours gêné quand on dit que le code s’est amoindri. Je pense que dire que le code était plus protecteur avant, ce n’est pas connaître ce qu’était le droit du travail. Le code n’a jamais été ce que vous pensez qu’il était ».

Il souligne ensuite que les avancées sociales présentes dans le code du travail sont principalement jurisprudentielles et que les réformes législatives sont assez modestes. « On disait qu’en 1982 les lois Auroux étaient importantes : bien sûr leur impact n’est pas négligeable, toutefois, ce n’est pas une avancée dans la garantie des droits dont les salariés peuvent bénéficier ».

Il termine son propos en insistant sur le caractère inapproprié, selon lui, de l’idée de démantèlement du code dutravail. « Il y a eu des périodes dans lesquelles on a défait ce qu’on avait fait avant, comme en 1986 où l’on a supprimé l’autorisation administrative préalable au licenciement. Ce n’est pas facile de juger si c’était bien ou non : c’était une réforme qui se voulait être libérale pour les sociétés, mais en réalité elle a permis aux juges d’entrer dans l’entreprise. Ces derniers ont parfois été tentés de remettre en cause les choix de gestion ».

 
Question 3 

Vous mentionnez que l’on est à la limite d’un code du travail subordonné, avec des normes qui ne s’appliquent pas aux travailleurs indépendants. Que faut-il faire pour leur assurer les mêmes garanties ?

A cette question, l’intervenant répond qu’il y a tout d’abord une certaine difficulté à distinguer le subordonné de celui qui ne l’est pas, c’est-à-dire celui qui se voit ou non appliquer le droit du travail. « La notion de subordonné n’apparaît qu’en 1890 et a été promue, aussi surprenant soit-il, par les employeurs qui souhaitaient une certaine légitimité à leur pouvoir d’instruction ».

Il estime que « la question de la frontière entre les deux est devenue irritante et néfaste ». Il considère que c’est désormais un problème plus profond, car « on s’est passé d’une analyse de ce qu’est le travail dans une société contemporaine, qui est, sauf exception, un travail pour autrui et qui utilise la force du travailleur ».

L’intervenant déplore la distinction qui est faite parmi ceux qui travaillent pour autrui, afin de mettre certains hors du champ du droit du travail, « surtout qu’il n’y a pas des véritable raisons politiques ou idéologiques fondant cette distinction ».

Il mentionne l’Angleterre qui reconnaît trois statuts (worker, employee et independent contractor) et incite à trouver des solutions afin que tous ceux qui travaillent indépendamment aient des garanties comme le droit de négocier collectivement ou encore le droit syndical.

« Il ne faut pas entendre par cela que les personnes plus vulnérables ne peuvent pas avoir de protection supplémentaire, mais delà à rejeter toutes garanties des travailleurs qui n’ont pas réussi à démontrer qu’ils recevaient tous les matins des instructions…on ne peut que regretter. Je pense qu’il est injuste que l’on n’analyse pas suffisamment les conditions dans lesquelles le travail est effectué ».

Question 4 

Beaucoup pensent que la négociation annuelle obligatoire est un outil de management. Qu’en dites-vous ?

Pour M.  Lyon-Caen, il faut comprendre que l’usage des conventions collectives par les entreprises relève d’une dynamique historique précise qui résulte d’un renversement de l’utilisation des accords collectifs. « Pour comprendre la dynamique historique, on ne peut pas simplement observer le changement des textes, il faut observer le changement de l’usage des règles. La définition de la convention collective n’a pas changé, seulement, l’usage des conventions collectives par les entreprises n’était pas usuel dans les années 1990/2000. Pourtant aujourd’hui, c’est souvent à la demande de l’entreprise que la négociation a lieu pour gagner en flexibilité sur tel ou tel aspect. Dire que la négociation collective est devenue un instrument de management c’est probablement vrai.».

 

Question 5 

Peut-on dire que le droit du travail a un caractère protecteur car il a tendance à suivre le cours des protestations ?

« Penser que les droits du travail ont été arrachés par la lutte, c’est sans doute très agréable à entendre mais, historiquement, ce n’est que partiellement vrai. M. Lyon-Caen donne l’exemple de la loi de 1973 sur le licenciement qui impose l’exigence d’une cause réelle et sérieuse pour la rupture du contrat : « C’est la loi la plus énigmatique qui soit, elle a constitué un changement total : le ministre du travail, George Gorse, était convaincu que la France ne pouvait se développer en Europe que si elle rejoignait d’autres pays comme l’Allemagne et l’Italie, qui avaient toutes deux un contrôle juridictionnel des licenciements ».

« Ici il n’est pas vraiment question de rapport de force. Ce sont les représentations que se font les uns ou les autres qui jouent un grand rôle. Notre devoir quand on en parle, est justement d’avoir conscience des représentations que nous portons. Il faut mieux défendre, diffuser et justifier nos idées. Je pense que cela donne espoir. ».

 

[*]

Ces Rendez-vous sont organisés par l’Institut du travail de Strasbourg, avec le soutien de la DREETS Grand Est (Responsable scientifique : Fabienne Tournadre ; MCF à l’IDT/Ingénieur d’études : Tiphaine Garat) : idt.unistra.fr/recherches-et-publications/colloques-et-seminaires-organises-par-linstitut-du-travail-de-strasbourg/.

[1]Retrouvez le compte-rendu de la conférence d’Antoine Lyon-Caen de 2019 dans la Lettre d'information n°117 du site dialogue-social.fr : https://www.dialogue-social.fr/lettre-dinformation/archives-des-lettres-dinformation

[2] Ce compte-rendu rédigé par les rédacteurs de la lettre a été publié avec l’accord d’Antoine Lyon-Caen. 

[3] Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE), 12 janvier 2023, affaire C-154/21.

[4] Journal officiel de l’Union européenne, 18.3.2022, C 123/01

[5] Journal officiel de l’Union européenne, 18.3.2022, C 123/01


Bibliographie