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Lettre d'information n°145 Avril-Mai 2023

Edito

La rémunération du travail est un important thème de négociation collective, qui peut être abordé tant au niveau de l’entreprise ou du groupe d’entreprises, qu’à l’échelon des branches professionnelles. La négociation peut aussi bien porter sur la structure et les composantes du salaire que sur son montant, sur le salaire minimum, garanti ou plancher ou encore sur la rémunération effective des salariés.

La thématique du salaire soulève ainsi la question de l’articulation des différents niveaux de négociation collective et, par là même, celle des oppositions entre les accords collectifs qui résultent de ces négociations. La convention de branche peut-elle imposer aux entreprises de respecter son contenu ? Les accords d’entreprise peuvent-il aménager les stipulations salariales de la convention de branche ?


Arnaud Lucchini, juriste, docteur en droit privé, qualifié aux fonctions de maître de conférences nous a fait le plaisir d’animer un webinaire sur ce thème. Voici le compte-rendu de cette passionnante conférence, organisée par l’Institut du travail le 14 avril 2023 avec le soutien de la DREETS Grand Est, et qui a réuni près de 100 participants, acteurs du monde socio-économique.


Bonne lecture


Les brèves

> Priorité d’accès à un temps plein : ce n’est pas au salarié de démontrer qu’il existait des postes à pourvoir


Dans un arrêt rendu le 13 avril 2023, la Cour de Cassation précise les contours de la priorité d’emploi dont bénéficient les salariés à temps partiel qui ont exprimé leur souhait de passer à temps plein. Selon la Haute juridiction, il incombe à l’employeur de prouver, en cas de litige, « qu’il a bien porté à la connaissance des salariés concernés la présence ou l’absence de postes disponibles (ressortissant de la même catégorie professionnelle ou d’un emploi équivalent) au sein de l’entreprise ». Dans le cas contraire, l’employeur sera redevable de dommages et intérêts.

 

Cass., Soc., 13 avr. 2023, pourvoi nº 21-19.742

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Les brèves

> L’effet du travail en horaires atypiques sur le salaire


« Quelle contrepartie salariale pour le travail le soir, la nuit, ou le week-end ? », s’interroge la Dares dans une nouvelle étude publiée le 3 mai 2023. En s’appuyant sur les données issues de l’enquête Emploi de l’Insee, l’étude révèle que, pour un salarié à temps complet, travailler le soir (entre 20h et minuit), la nuit (entre minuit et 5h) ou le dimanche a pour contrepartie des compensations mensuelles nettes plus importantes que pour un salarie de profil similaire ne pratiquant pas ces horaires. Seul le travail le samedi s’avère moins rémunérateur.


Travail la nuit, le soir et le dimanche : des avantages financiers pour ceux qui les pratiquent
Selon l’étude, le travail le soir s’avère plus avantageux pour les cadres : un surplus de 5,9 % se constate, beaucoup plus important que celui des employés (+4,6 %), des ouvriers (+4,3 %) et des professions intermédiaires (+2,5 %).
Le travail de nuit procure des avantages financiers significatifs. Plus concrètement, pour les ouvriers à temps complet qui travaillent plus de la moitié de leurs heures de travail durant la nuit, un gain salarial net de 6,8 % est observé.

Pour les employés, quel que soit l’horaire effectué, cette compensation salariale s’élève à 5,2 %. Il en est de même pour les professions intermédiaires qui enregistrent un avantage salarial de 3,7 % en travaillant plus de la moitié de leurs heures durant la nuit.

Pour ces dernières professions pourtant, c'est le travail dominical qui s’avère plus avantageux :+4,6 % pour un travail d’au moins deux dimanches, +4,2 % pour un seul. Un surplus qui reste tout de même inferieur par rapport à celui perçu par les ouvriers (+6,1 % pour au moins deux dimanches, +5,4 % pour un seul) et par les employés (+4,9 % pour au moins deux
dimanches, +4,6 % pour un seul).


Le travail le samedi s’avère moins rémunérateur
Il ressort des données disponibles que la contrepartie salariale pour le travail le samedi est considérablement faible. De manière plus significative encore, les cadres et les employés qui travaillent au moins un samedi sur une période de quatre semaines, perçoivent même moins que ceux, à profil similaire, qui ne le pratiquent pas : à savoir respectivement -2,6% et -2,9%.

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Les brèves

> Bayer HealthCare SAS renforce le droit d’expression directe et collective de ses salariés

« Tous les salariés, quelle que soit la nature de leur contrat de travail et leur position hiérarchique, bénéficient d'un droit d'expression directe et collective sur le contenu, les conditions d'exercice et l'organisation de leur travail », rappelle la société Bayer HealthCare SAS en reprenant les dispositions de l’article L. 2281-1 du Code du travail.

Afin de garantir ce droit, la direction et les organisations syndicales représentatives CFTC et FO concluent, le 7 mars 2023, un nouvel accord triennal relatif au droit d’expression directe et collective des salariés. Ledit accord s’inscrit dans une démarche préventive, notamment pour prévenir les risques psychosociaux au travail.

 

Le tableau, ci-après, synthétise les principales mesures prévues :

Accord relatif au droit d’expression directe et collective des salariés de Bayer HealthCare SAS

Groupes d’expression des salariés

  • Composition :

-Part des salariés appartenant à la même unité cohérente de travail (service, secteur régional...) et placés sous la responsabilité d'un supérieur hiérarchique ;

-Lesdits groupes ne peuvent pas dépasser les vingt salariés ;

-Leur constitution est validée par la Direction des Ressources Humaines.

 

  • Missions :

-Développer la professionnalisation, l’engagement et l’accès au sens donné au travail ;

-Faire évoluer le collectif ;

-Favoriser la transformation concertée de l’activité et des pratiques professionnelles ;

-Prévenir les risques psychosociaux, plus concrètement : évaluer le climat social et échanger sur des difficultés redondantes ; impliquer et motiver le collectif de travail et les salariés.

 

  • Garanties :

Dans le cadre de leurs missions, les salariés participant aux groupes d’expression bénéficient une série de garanties liées au droit d’expression :

-pas de possibilité de sanction, tant que leurs propos ne comportent aucune malveillance à l'égard des personnes ;

-possibilité de signaler de bonne foi toute préoccupation liée à la discrimination, le harcèlement, le comportement irrespectueux ou non professionnel, ou tout autre manquement possible à la loi ou aux valeurs de l’entreprise ;

-protection contre les représailles à l’encontre des salariés qui procèdent aux signalements susmentionnés.

Modalités de réunion

  • Organisation :

C’est le manager qui est responsable de l’organisation des groupes d’expression. Il fixe les jours, heures, lieux, et s’assure de l’envoi, un mois à l’avance, de l’invitation qui précise le cadre général de la réunion.

 

  • Fréquence et durée :

-Au moins une fois par an, dans les locaux de l’entreprise, à des heures de travail. Pour les salariés itinérants, les réunions peuvent se tenir lors des séminaires ou réunions régionales.

-Chaque réunion dure au moins deux heures (possibilité d’extension en cas de besoin), qui sont rémunérées comme temps de travail.

-La participation à la réunion reste volontaire : ceux qui ne souhaitent pas y participer doivent en informer par écrit leur manager.

 

  • Déroulement :

-La réunion débute par un rappel, par le manager, du cadre de la réunion, son objectif ainsi que les thématiques pouvant être abordées ;

-Désignation par les participants d’un animateur ;

-Débat sur les sujets en lien avec le droit d’expression;

-Communication et discussion avec le manager sur les principales problématiques soulevées. Si possible, le manager apporte directement des éléments de réponse, sinon le sujet est transféré au service apte à y répondre ou à l’entreprise dans sa globalité.

 

  • Issue de la réunion :

-Un salarié volontaire, ou désigné par le groupe, rédigera un compte-rendu de la réunion. Celui-ci devra être finalisé et envoyé par mail, dans la mesure du possible, dans les 15 jours calendaires suivant la réunion.

-Des réponses motivées devront être adressées aux membres du groupe dans un délai maximal de 15 jours après réception du compte-rendu, concernant les questions qui n’ont pas été répondues lors de la réunion.

 

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Compte-rendu

Compte-rendu  - Les Rendez-vous du dialogue social | Vendredi 14 avril 2023

Intervention d’Arnaud Lucchini sur la détermination négociée des salaires

 

Le 14 avril 2023, l’Institut du Travail de Strasbourg, en partenariat avec la DREETS Grand Est, a organisé un webinaire portant sur la détermination négociée des salaires. Ce webinaire a été animé par Arnaud Lucchini, docteur en droit privé à l’école de droit social de Montpellier. « A l’heure où l'inflation fait varier le salaire de manière presque récurrente, la négociation des salaires, en raison des dispositions législatives la régissant, est sujette à un mécanisme complexe dû à la fois aux différents niveaux auxquels elle peut se réaliser mais également aux textes pris par les partenaires sociaux et qui peuvent s’opposer ». 

Auteur d’une thèse sur « le concours entre conventions et accords collectifs de travail », Arnaud Lucchini est un spécialiste de la question de la négociation salariale. Son intervention permet de comprendre ce mécanisme par son analyse à la fois des lois
régissant la négociation des salaires, mais également des différents facteurs, comme le temps de travail, impactant ce  processus.

 

Les particularités des négociations collectives sur les salaires

L’intervenant commence son propos en expliquant les particularités des négociations collectives sur les salaires, soumises à des facteurs extérieurs dus à la fois au régime des négociations mais également au salaire lui-même qui dépend d’autres éléments.

La première particularité est le double niveau de négociations des salaires : la branche et l’entreprise. Cette particularité a pour conséquence l’adoption d’un grand nombre d’accords à la fois dans les branches et les entreprises.

La deuxième particularité est la différence entre les salaires négociés et les salaires effectifs, c’est-à-dire ceux qu’on verse effectivement aux salariés. L’intervenant souligne l’importance de cette distinction car les travailleurs peuvent se voir verser, chacun individuellement, des salaires qui ne sont pas ceux qui ont été négociés collectivement. C’est notamment le cas lorsque la négociation ne porte que sur les salaires minima.

La troisième particularité est l’articulation avec le contrat de travail. A.Lucchini explique que ce qui est négocié collectivement va pouvoir être articulé avec les clauses du contrat de travail où l’employeur fixe seul le montant du salaire : « On peut individualiser la rémunération du salarié par le biais du contrat de travail, ce n’est pas parce que l’accord collectif a prévu une rémunération que l’employeur versera effectivement cette rémunération-là ».

Cependant, cette liberté a « une parade ». Il y aura ici l’application du principe de faveur, consistant à appliquer la disposition la plus favorable pour le salarié, et du principe d’égalité de traitement traduit par les termes « à travail égal, salaire égal », qui exige de traiter les salariés dans la même situation de la même façon.  

Enfin, la quatrième particularité est la corrélation des salaires avec les classifications professionnelles, le temps de travail et le dividende du travail, qui vise à augmenter la rémunération des salariés sur la base d'une participation aux bénéfices.

 

La naissance et l’évolution de la négociation des salaires depuis les Lois Auroux

Pour comprendre le dispositif actuel de négociation des salaires, A.Lucchini souligne l’importance de l’impact des lois qui se sont succédées en la matière et établit une claire division entre les pratiques datant d’avant et d’après la réforme de 2017.

Les premières lois en la matière sont les lois Auroux datant de 1982. Celles-ci prévoient une obligation de négocier les salaires minima et non minima au niveau de l’entreprise et de la branche. En d’autres termes, les 2 échelons peuvent traiter des salaires minima et des salaires non minima. « Ces lois consacrent donc le refus, toujours présent aujourd'hui, de répartir les compétences de négociation selon les niveaux ».

Pour s’assurer d’une articulation correcte entre les deux niveaux, se crée alors le principe de faveur qui se définit comme la primauté d’une disposition plus favorable, même si elle a un niveau inférieur. Ce principe était la solution « parfaite » selon l’intervenant: « Cela avait donc pour conséquence de permettre aux accords de différents niveaux de traiter des mêmes matières et d’avoir un principe bénéfique pour les salariés ».

Cependant, A.Lucchini présente la Loi Fillon de 2004 comme le catalyseur de la remise en cause de ce  principe de faveur. Ce texte crée l’ancien article L132-23 dans le code du travail, qui dispose dans ses alinéas 3 et 4 qu’« en matière, notamment, de salaires minima, l’accord d’entreprise ne peut déroger à la convention de branche. Dans les autres matières, l’accord d’entreprise peut déroger à la convention de branche, sauf si cette dernière l’interdit expressément ».

L’intervenant clarifie les dispositions de cet article : le terme « déroger » en droit du travail signifie « déroger de manière défavorable ». Ainsi, l’accord d’entreprise ne peut pas prévoir des dispositions moins favorables en matière de salaire minimum. Cependant, dans toutes les autres matières, salaires non minima y compris, l’accord d’entreprise peut prévoir des dispositions moins favorables à la convention de branche, et c’est dans ces cas que l’on observe une remise en cause du principe de faveur.

A.Lucchini explique que « cette loi n’a pas changé dans la pratique le régime instauré en 1982. Ce dernier a été largement conservé par les accords de branche qui ont instauré au sein de leur texte des clauses de verrouillage permettant d’interdire, comme le prévoit l’article, les stipulations qui ne seraient pas plus favorables ».

A.Lucchini signale que la succession des réformes qui ont suivi cette loi a instauré un « mécanisme de supplétivité de la convention de branche ». Ainsi, les lois de 2008 et de 2016 (portant toutes les deux sur le temps de travail) ouvrent « la possibilité à l’accord d’entreprise de prévaloir sur l’accord de branche qu’il soit plus ou moins favorable ». 

L’application du principe de faveur a donc perduré jusqu’aux ordonnances dites « Macron » de 2017.

 

La réforme de 2017 : « une révolution »

Les ordonnances dites « Macron » du 22 septembre 2017 procèdent à une réforme inédite de la négociation collective, qui impacte grandement la négociation des salaires, d’après A.Lucchini.

Pour lui, elle établit une « révolution » face au mécanisme du principe de faveur: la réforme a « totalement modifié le régime de l’articulation entre la branche et l’entreprise en matière de salaire ». Désormais, « la négociation dépend complètement de la qualification de salaire minimum ou non minimum ».

En effet, ladite réforme insère deux articles importants dans le code du travail. L’article L2253-1 dispose, qu’en matière de salaires minima hiérarchiques, c’est l’accord de branche qui prévaut[1]. Ainsi, A. Lucchini dit que « l’innovation de l’ordonnance dite Macron réside dans la modification du régime des salaires hors minima. En effet, la loi de 2004 permettait à la convention de ne pas être supplétive, en interdisant aux accords d’entreprise de lui déroger. L’ordonnance Macron prévoit le contraire ». L’article L2253-3 prévoit que, dès lors qu’on n’est pas dans le salaire minimum, c’est l’accord d’entreprise qui prévaut[2]. Par exemple, l’accord d’entreprise peut prévoir une prime de 13ème mois plus favorable ou moins favorable, voire la supprimer totalement.

Cela induit l’impossibilité pour la convention de branche de limiter la prévalence en dehors des salaires minima. C’est une évolution importante car auparavant, les questions de salaire ne pouvaient être que bénéfiques pour les salariés en raison de l’application du principe de faveur, qui assurait l’application de l’accord de branche contenant des dispositions forcément plus favorables.

La réforme instaure donc deux régimes pour la négociation des salaires, selon que cela concerne ou non le salaire minimum. « Encore faut-il savoir ce qu’est un salaire minimum », souligne A.Lucchini.

Avant de répondre à cette question, A.Lucchini soulève la question préalable du SMIC. Avec l’inflation, le montant du SMIC a augmenté tout au long de l’année. Cela a eu des conséquences pour les salaires minima qui sont alors devenus inférieurs au SMIC. « Dans ces cas-là, il y a une obligation d’appliquer le SMIC, il n’y a pas de sanction pour l’accord de branche, ce dernier devient juste obsolète [3]».

 

La notion mouvante du salaire minimum

Depuis la réforme orchestrée par les ordonnances Macron, l’intervenant affirme que « le cœur du problème est la qualification ou non de salaire minimum ». Il insiste alors sur la nécessité de se pencher sur la définition de la notion de « salaire minimum hiérarchique » stipulée dans le texte de loi. 

La fixation du salaire minimum conventionnel

« La fixation du salaire minimum est du ressort de la branche » nous dit A.Lucchini, « cela n’interdit pas à l'entreprise de travailler dessus, mais elle ne peut pas le fixer ».

A.Lucchini explique qu’il n’y a pas de grandes conséquences en cas de non-respect de cette règle : « La sanction n’est pas exponentielle car elle réside uniquement dans la non-extension de l’accord de branche, c’est-à-dire qu’il ne s’appliquera qu’aux entreprises appartenant à une organisation patronale signataire. Il faut un arrêté pour étendre la convention de branche par le ministère du Travail. S’il n’y a pas de salaire minimum prévu par l’accord de branche, le ministère peut refuser de l’étendre ».

La structure du salaire minimum conventionnel

Le salaire minimum est fixé dans les conventions de branche de façon très libre. A.Lucchini parle de « liberté affirmée ».

Il détaille alors les différents procédés utilisés.

  • Certaines branches définissent un taux horaire, c’est-à-dire que le salaire minimum se fixe selon le temps de travail.
  • Certaines utilisent la rémunération mensuelle garantie dite « RMG » ou la rémunération annuelle garantie dite « RAG » qui est un montant mensuel ou annuel à atteindre.
  • Enfin, certaines fixent un coefficient de rémunération qui est multiplié par un taux, en fonction des échelons ou classifications professionnelles. 

Mais certaines branches, d’un commun accord entre syndicats des salariés et organisations patronales, se sont opposées à cette lecture du ministère du Travail et souhaitent éviter que l’accord d’entreprise prime. Ainsi, elles ont intégré à leur salaire minimum, comme la RMG ou la RAG, des primes et se sont assurées de la prévalence de l’accord de branche sur ce point.

L’intervenant explique le point de vue des partenaires sociaux sur la question : « Limiter la prévalence de l’accord d’entreprise est une volonté commune des représentants d’employeurs et des salariés de protéger les salariés ainsi qu’une volonté de délimiter la concurrence entre les entreprises ». Néanmoins, il rappelle que le ministère a rapidement réagi et condamné cette pratique, créant alors un débat sur l’assiette du salaire minimum.

Le débat sur l’assiette du salaire minimum

L’intervenant s’appuie sur le contentieux jurisprudentiel relatif à l’assiette du salaire minimum pour définir cette notion.

Tout débute avec la publication de la circulaire du ministère du Travail de 2004 qui rejette l’application des primes au sein des salaires minima[4]. Les partenaires sociaux « ripostent » en faisant exactement ce qui vient d’être prohibé et concluent des accords de branche faisant entrer des primes dans le salaire minimum.

Deuxième étape : le ministère du Travail refuse d’étendre les stipulations des accords de branche conclus en ce sens. Ainsi, à défaut d’extension, l’intégration des primes dans le salaire minimum ne vaut pas pour le reste des entreprises de la branche.

Troisième étape : les partenaires sociaux ont alors contesté les refus d’extension devant le Conseil d’État. « Ce dernier devait se prononcer sur la question de savoir si la branche peut intégrer des primes au sein du salaire minimum. Le Conseil d’État a validé cette possibilité[5]. Juridiquement, la justification est que la loi ne définit pas la notion de salaire minimum hiérarchique, c’est donc à la convention de branche de décider[6]».

Cependant, A.Lucchini souligne qu’il y a une exception citée par le Conseil d’Etat, sur la base de l’article L2253-1 du code du travail[7] : un accord d’entreprise peut ne pas prévoir les primes prévues par la branche, à condition que cet accord assure des « garanties au moins équivalentes ».

 

L’appréciation de « garanties au moins équivalentes » sujette à débat

A. Lucchini prévient que l’arrêt du Conseil d’Etat ne détermine pas comment apprécier la notion de « garanties au moins équivalentes ». Selon lui, « c’est alors un point sur lequel on peut faire de l’expectative ».

Il relit la dernière phrase de l’article L2253-1 du code du travail qui stipule que « cette équivalence de garantie s’apprécie par l’ensemble de garanties se rapportant à la même matière ».

Ainsi, « l’équivalence de garanties s’apprécie au sein d’une même matière. Il est donc interdit pour un accord d’entreprise de réduire tel élément du salaire minimum, en contrepartie d’une autre garantie qui ne serait pas une garantie de salaire, comme par exemple une garantie de maintien dans l’emploi ».

Le but de l’entreprise serait, dans cet exemple,  de réduire la masse salariale afin de ne pas licencier. Cependant, pour lui, la notion de « garanties équivalentes » rend impossibles ces stratégies : « On se rend compte que ces accords ne pourraient pas être valides aujourd’hui dès lors que les primes supprimées sont dans le salaire minimum, à moins de prévoir des garanties équivalentes ». 

Quant à l’appréciation de cette notion, A.Lucchini s’oppose aux auteurs qui affirment qu’il faut comprendre les termes « garanties au moins équivalentes » comme plus favorables. Pour lui, au regard de la jurisprudence, bien qu’antérieure à la réforme, « l’appréciation d’équivalence de garanties d’un accord collectif, s’appliquant à une collectivité de salariés, devrait s’apprécier de manière globale, c’est-à-dire au regard de ladite collectivité, et non pas salarié par salarié ». 

Pour jauger l’équivalence, il faudrait donc s’intéresser au niveau de la masse salariale. C’est cette doctrine qu’il défend d’ailleurs dans sa thèse: « On devrait regarder à quel niveau de masse salariale nous amènerait l’application de l’accord de branche, et se poser la question de savoir si l’application de l’accord d’entreprise abaisse ou non la masse salariale. Si les primes prévues par l’accord d’entreprise induisent une économie financière alors il n’y a pas d’équivalence. A contrario, si elles n’abaissent pas la masse salariale alors il y a bien une garantie équivalente ». A.Lucchini précise qu’il faut procéder à cette comparaison sans tenir compte d’une augmentation ou réduction de l’effectif. 

Selon l’intervenant, l’absence de précisions jurisprudentielles quant à cette notion est « un terrain qui s’ouvre pour les négociateurs d’entreprise ». « Même si la branche dit que cette prime est dans le salaire minimum, l’accord d’entreprise peut prévoir autre chose à condition qu’il y ait des garanties équivalentes ».

 

Les majorations de salaires en période d’inflation

A.Lucchini termine en mentionnant l’article L2253-4 du code du travail[8] existant depuis les lois Auroux. Très peu appliqué en pratique, son utilité est pourtant majeure dans le contexte actuel. « Je voulais mettre en avant cet article notamment au regard des discours sur l’inflation » dit-il. En effet, A.Lucchini mentionne le fait que, pendant cette période de crise, les contenus des conventions de branche concernant les salaires étaient constamment remis en cause, afin que celles-ci contiennent des dispositions augmentant le salaire minimum uniquement. Cela a pour conséquence de créer une invisibilisation de l’augmentation des salaires non minima.

Pour lui, c’est là que la lettre de l’article L2253-4 entre en jeu: « Ce qui est intéressant », dit-il, « c’est que le code du travail prévoit pourtant un dispositif particulier, adopté durant une époque d’inflation, qui dispose que la branche peut prévoir des majorations de salaire et qui permet à l’accord de branche de toucher tous les salariés et pas seulement ceux qui bénéficient du salaire minimum ». 

Il insiste sur le fait que « c’est possible tant que ça ne fait pas d’économie par rapport à ce qu’induirait l’accord de branche ». En d’autres termes, l’article L2253-4 dispose qu’une augmentation générale des salaires dans la branche professionnelle est permise tant qu’elle n’aboutit pas à une baisse de masse salariale. 

 

 

Ce webinaire se termine sur un temps de questions et d’échanges entre l’intervenant et les participants.

Face à la décision du Conseil d’Etat, a-t-il eu davantage de conventions de branche qui se sont saisies de la question en faisant le choix d’introduire des primes au sein du salaire minimum ?

« Il y a des branches qui tentent de s’en saisir » nous dit A.Lucchini. Il continue en énumérant les branches concernées : « On peut tout d’abord citer la branche des transports qui a un régime d’exception, ainsi que les branches de la métallurgie avec prime d’ancienneté pour les cadres. Il y a également un accord dans le domaine du commerce de détail, de bois et de joaillerie ». Cependant, d’après lui, l’intégration de primes dans le salaire minimum dépend finalement de la structure de la branche. 

 

Comment négocier le salaire non minimum lorsqu’il n’y a pas de convention de branche ? Peut-on utiliser l’article L2253-4 mentionné à la fin de l’intervention ?

L’intervenant répond par la négative : « Cet article s’applique justement lorsqu’il y a une convention collective de branche. Lorsque la convention de branche prévoit une augmentation de tous les salaires, l’accord d’entreprise peut prévoir autrement sans provoquer une économie pour l'entreprise. Pour ce faire, il faut comparer entre la masse salariale qui résulterait de l’application de la convention de branche, et le niveau de la masse salariale avec l’accord d’entreprise. Si ce dernier fait une économie, alors ce n’est pas valide ».

A.Lucchini profite de cette question pour discuter d’un problème : celui des entreprises soumises à une convention de branche où les salaires ne sont pas réévalués : « Le rôle d’encadrement des salaires de la branche s’est effacé ne laissant alors que le SMIC. On observe alors en pratique des processus de restructuration afin qu’on ait des branches ayant une activité conventionnelle plus soutenue ».

A contrario, en l’absence de convention de branche, les salariés sont dépourvus de moyens d’agir. « Il ne reste que le SMIC et la négociation avec l’employeur pour augmenter les salaires, celle-ci n’est pas quelque chose qui peut lui être opposé ».

 

Que faire pour lutter contre l’inflation dans les entreprises procédant à une individualisation des salaires ?

L’intervenant met tout d’abord l’accent sur le respect de l’égalité de traitement : « Rien n’empêche d’individualiser la rémunération tant que l’employeur ne viole pas l’égalité de traitement ». Il continue sur l’inflation : « Pour ce qui est de la lutte contre  l’inflation dans les entreprises, elle se fait par l’augmentation généralisée de tous les salaires, et en cas de différenciation, par une forte augmentation des salaires les plus bas ».

Il mentionne pour finir le silence du législateur à ce sujet : « La loi n’encadre pas la négociation ni sur la fixation du salaire minimum, ni sur son processus, que ce soit au niveau de la branche ou de l’entreprise ».

 

Comment déterminer ou analyser l’égalité de traitement que vous mentionnez depuis le début de l’intervention ? 

A.Lucchini commence par la règle en la matière qui se traduit ainsi : « à travail égal, salaire égal ». Il explique que le travail égal prend en compte le poste occupé ainsi que les spécificités du salarié. « Une atteinte à ce principe serait par exemple une augmentation faite à un salarié et pas à un autre alors, qu’au regard des critères de cette augmentation, les deux salariés sont dans la même situation ».

Il donne ensuite des exemples pouvant justifier une disparité de salaire tout en respectant le principe d’égalité de traitement : « Une ancienneté ou un diplôme peuvent justifier un salaire différent et ce sont justement autant d’éléments qui permettent d’individualiser la rémunération ».

C’est alors la situation du salarié qui est un indicateur de l’application de ce principe. C’est pourquoi, d’après lui, l’employeur individualise énormément les augmentations : il le justifie par le fait que les salariés ne sont pas dans la même situation.

 

Les accords de branche s'appliquent-ils à toutes les entreprises, même celles de moins de 50 salariés ?

« Les accords de branche mentionnent directement dans leur contenu lorsque les entreprises de moins de 50 salariés sont concernées. C’est ensuite la direction générale du travail qui contrôle l’accord et procède à l’extension. Dès lors, toutes les entreprises doivent l’appliquer ».

 

Que pensez-vous des grilles ayant pour tendance d’individualiser la classification des salariés ?

L’intervenant débute en disant qu’il a lui-même observé cette tendance et explicite le procédé :

« Les conventions de branche, au lieu de donner des listes d’emplois permettant au salarié de déterminer dans lequel il correspond, prévoient à la place des catégories de compétences notées par un certain chiffre. Le salarié accumule alors un certain nombre de points selon ses compétences, et c’est à partir de ce nombre qu’il voit à quelle catégorie d’emploi il appartient, et donc que l’on détermine son salaire minimum ».

A.Lucchini continue sur les conséquences de ces grilles : « Il est sûrement plus difficile de se comparer avec d’autres collègues, dit-il. Cela a pour effet de ne pas avoir forcément le même salaire minimum pour deux salariés qui pourraient se sentir être sur le même emploi, car ils n’ont pas la même classification du fait de l’individualisation des critères, et ne peuvent donc pas prétendre au même salaire minimum ».

 

➤ La prime d’ancienneté peut-elle être intégrée dans le salaire minimum hiérarchique ? 

« Oui tout à fait », dit-il, « c’est l’accord de branche qui va le décider ».

 

Un salarié peut-il individuellement bénéficier d’une augmentation moindre de ce qui a été prévu par la convention de branche ? 

A. Lucchini explique que cela dépend encore une fois de l’impact que cette augmentation aura sur la masse salariale : « Si on est sur une majoration de salaire, on peut avoir une augmentation moindre tant que la masse salariale n’est pas dégradée. Lorsqu'une prime est intégrée dans le salaire minimum, l’accord d’entreprise doit prévoir des garanties équivalentes pour la collectivité des salariés prise en son ensemble, cela permettrait à l’accord d’entreprise d’augmenter ou baisser les primes selon les salariés. Et tout cela en respectant le principe d’égalité de traitement ».

 

Les grilles de salaire différenciées en fonction des diplômes et ancienneté amènent à de grandes disparités de salaire malgré que le travail fourni soit le même, pensez-vous qu’elles sont critiquables ?

« En fait, la question est surtout la pondération des critères » répond-il. « L’accord d’entreprise ou la branche peuvent tout à fait prévoir un salaire plus important en fonction de l’ancienneté ou de certains diplômes. Il donne alors l’exemple de la convention de la branche métallurgie : « L’ancienne convention prévoyait une augmentation automatique de salaire en fonction de l’ancienneté, mais il s’agissait d’une augmentation assez notable qui crée une grande disparité. Est-ce critiquable ? En droit non, car l’ancienneté a toujours été un critère justifiant les différences de traitement en matière de salaire ».

 

Une grille de base - 38 heures est-elle possible dans une convention de branche ? 

« En soi, rien ne l’interdit » répond A.Lucchini. « Il faudrait que cela tienne compte de la majoration des heures supplémentaires ». Cependant, il souligne son mécanisme complexe : « Ce n’est pas facile d’utilisation car rien n’oblige l’entreprise d’instaurer cette base. De plus, elle oblige à faire une conversion. Par ailleurs, en matière d’heures supplémentaires, c’est l’accord d’entreprise qui prévaut. Ainsi un accord d’entreprise peut prévoir un taux d’heures supplémentaires totalement différent. Le risque est d’avoir quelque chose de complètement illisible » prévient-il. Il explique alors que certaines branches ayant une telle grille procèdent elles-mêmes à la conversion.

 

Pour aller plus loin :
Quelques indications bibliographiques : 

- G. Auzero, Le Conseil d’État aux prises avec les « salaires minima hiérarchiques », Droit social, 2021, p. 1003

- F. Bergeron, Salaires minima hiérarchiques : le Conseil d’État au secours des branches, La Semaine juridique édition générale, 2021, n° 46, 1205

- R. Chambon, Les pouvoirs des branches professionnelles en matières de « salaires minima hiérarchiques », Semaine sociale Lamy, 2021, n° 1971

- G. Duchange, Rémunérations : les minima hiérarchiques peuvent comprendre tous types de primes, Bulletin Joly Travail, 2021, n° 12, p. 4

- G. François, Définition des minima hiérarchiques et articulation entre accords de branche et d’entreprise : la décision contestable du Conseil d’État, Bulletin Joly Travail, 2021, n° 11, p. 26

- F. Gaudu, Le salaire et la hiérarchie des normes, Droit social, 2011, p. 24

- A. Lucchini, Le concours entre conventions et accords collectifs de travail, LexisNexis, 2023

- M. Morand, Les minima conventionnels. Questions et propositions de réponses, Semaine sociale Lamy, 2021, n° 1977

- S. Niel, Le salaire minimum convention va-t-il disparaître ?, Semaine sociale Lamy, 2019, n° 1877

[1] C. trav., art. L. 2253-1 : En matière de salaires minima hiérarchiques, la convention de branche « prévaut » sur l’accord d’entreprise conclu antérieurement ou postérieurement, sauf si l’accord d’entreprise « assure des garanties au moins équivalentes ».

[2] C. trav., art. L. 2253-3 : Dans toutes les autres matières, l’accord d’entreprise « prévaut sur la convention de branche conclue antérieurement ou postérieurement ».

[3] « Néanmoins, les pouvoirs publics se réservent aujourd’hui le pouvoir de fusionner deux ou plusieurs branches professionnelles si les salaires minima conventionnels restent en-deçà du SMIC. Mais cela nécessite une intervention de l’administration, ce n’est pas automatique ».

[4] « La notion de salaires minima recouvre quant à elle les salaires minima hiérarchiques horaires ou mensuels et les salaires garantis minima mensuels ou annuels (RAG) correspondant aux grilles de classification fixées par la convention ou l'accord collectif de branche». (Circ. 22 sept. 2004, fiche n° 2, 1.3.)

[5] « Faute pour les dispositions (de l’article L. 2253-1 du Code du travail) de définir la notion de salaires minima hiérarchiques, (…) il est loisible à la convention de branche, d’une part, de définir les salaires minima hiérarchiques et, le cas échéant à ce titre de prévoir qu’ils valent soit pour les seuls salaires de base des salariés, soit pour leurs rémunérations effectives résultant de leur salaires de base et de certains compléments de salaire, d’autre part, d’en fixer le montant par niveau hiérarchique». (CE, 7 oct. 2021, n° 433035)

[6] « Lorsque la convention de branche stipule que les salaires minima hiérarchiques (…) résult(e)nt de leurs salaires de base et de compléments de salaire qu’elle identifie, elle ne fait pas obstacle à ce que le montant de ces minima soit atteint dans une entreprise par des modalités de rémunération différentes (…), un accord d’entreprise pouvant réduire ou supprimer les compléments de salaire (…), dès lors toutefois que sont prévus d’autres éléments de rémunération permettant aux salariés de l’entreprise de percevoir une rémunération effective au moins égale au montant des salaires minima hiérarchiques fixé par la convention ».

[7] C. trav., art. L. 2253-1 : En matière de salaires minima hiérarchiques, la convention de branche « prévaut » sur l’accord d’entreprise conclu antérieurement ou postérieurement, sauf si l’accord d’entreprise « assure des garanties au moins équivalentes ».

[8] C. trav., art. L. 2253-4 : « Sans préjudice des dispositions de l'article L. 2253-3, les clauses salariales d'une convention ou d'un accord d'entreprise ou d'établissement peuvent prévoir des modalités particulières d'application des majorations de salaires décidées par les conventions de branche (…).

Toutefois, d'une part, l'augmentation de la masse salariale totale doit être au moins égale à l'augmentation qui résulterait de l'application des majorations accordées par les conventions ou accords précités pour les salariés concernés, d'autre part, les salaires minima hiérarchiques doivent être respectés».


Invitation

La Maison Universitaire France Japon (MUFJ), le JSPS Strasbourg Office, le Bureau d'économie théorique et appliquée (BETA) et l'Institut du travail de Strasbourg (IDT) vous invitent

 

 

 

  Jeudi 22 juin 2023 à 17h30

  Salle Paul Chamley
PEGE – Pôle Européen de Gestion et d’Economie,
61, Avenue de la Forêt Noire à Strasbourg

  INSCRIPTION OBLIGATOIRE: mujapon[at]unistra.fr


Bibliographie