Compte-rendu de l'intervention de MIchaeël Zemmour, économiste, maître de conférences en économie à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et chercheur au LIEPP (Sciences Po Paris)
Le 20 février 2023, l’Institut de Travail de Strasbourg, en collaboration avec la DREETS Grand-Est, a organisé un webinaire portant sur la réforme des retraites. C’est un spécialiste de cette question, Michael Zemmour, Enseignant-chercheur en économie à l’Université Paris I, qui est intervenu sur ce thème, et a répondu aux nombreuses questions des participants.
Cette conférence en ligne a réuni presque 300 participants !
L’intervenant est intervenu 45 minutes. Il a divisé sa présentation en 3 temps. Tout d’abord, il a resitué la présente réforme des retraites dans le temps long des réformes qui se sont succédées depuis 1945. Ensuite, il a exposé les enjeux ou les origines politiques de la réforme actuelle et les principales mesures prévues. Enfin, il s’est penché sur les conséquences prévisibles de la réforme pour les travailleurs.
Cette intervention a été suivie d’un temps consacré aux échanges et aux questions avec les participants.
L’objet de ce compte rendu sera, non pas de reproduire in extenso les propos tenus par l’intervenant mais de faire état des grandes lignes de son analyse [1].
I. La réforme des retraites dans le temps long de l’après 1945 et l’évolution du système français des retraites
Une réforme des retraites, une de plus
L’actuelle réforme des retraites, telle que présentée, pourrait laisser penser à une continuité des réformes précédentes. Et pour cause : « Une réforme des retraites, une de plus », admet l’intervenant. D’autant plus qu’il s’agit encore « d’une réforme paramétrique et non systémique comme celle proposée puis enterrée en 2019-2020, c’est à dire qui va jouer sur l’âge et la durée des cotisations comme beaucoup de réformes précédentes », précise-t-il. En effet, il rappelle que, en 1993, puis en 1994, puis dans les années 2000, le pays a enchainé des réformes qui ont décalé légèrement la durée des cotisations. De même, en 2010, l’âge minimal de la retraite a été décalé pour atteindre 62 ans en 2017.
« Evidemment, quand on met en perspective l’évolution de ces réformes, on pourrait dire qu’il y a des points communs », remarque-t-il. Toutefois, « ce n’est plus exactement la même histoire ». En s’inscrivant dans le temps long des réformes successives, l’intervenant identifie donc trois phases déterminantes des retraites : une phase d’expansion de 1945 à la fin des années 1970, puis une phase de modération qui dure jusqu’au début des années 2010 et, depuis le milieu des années 2010, une phase de réduction ou de démantèlement du système français des retraites. La réforme actuelle va également dans ce sens.
Une phase d'expansion
La première phase est celle marquée par l’élaboration du système général de protection sociale par le Conseil National de la Résistance. En 1945, le régime général des pensions de retraite des salariés du secteur privé est institué, qui allait s’adjoindre à celui du régime du secteur de la fonction publique. Or, « ni l’acte fondateur, ni la retraite n’ont le même sens qu’aujourd’hui », signale l’intervenant. Il explique ainsi qu’en 1945, la retraite à taux plein est fixée à 65 ans, l’espérance de vie dépasse à peine les 70 ans et une majorité des personnes n’atteint pas, en réalité, l’âge de la retraite. Par ailleurs, pour celles qui arrivent à y accéder, « la retraite versée n’est qu’un petit pécule qui permet de survivre à la misère et rien de plus ». Ensuite, entre 1945 et jusqu’au début des années 1980, aura lieu ce que l’intervenant qualifie d’« une forme d’expansion du système des retraites». Celle-ci semble être déclenchée à la fois par une augmentation de l’espérance de vie (allant considérablement aménager la période de la retraite), un changement du monde du travail (avec l’expansion du salariat et la féminisation de l’emploi), et puis par des mesures politiques qui vont améliorer le taux de remplacement (notamment la loi de 1970, mais aussi l’institutionnalisation de la retraite à 60 ans déjà pratiquée à la fin des années 1970). Conséquemment, « la retraite constitue véritablement un nouvel âge de la vie qui met en sécurité une génération pour plus de 20 ans, avec un niveau de vie comparable à celui de la vie active ». Cet état de fait va se concrétiser dans les années 1990.
Une phase de modération, contrariée par la dynamique de la croissance et du progrès dessalariés
La deuxième phase, que l’intervenant qualifie « des réformes restrictives sur les droits à la retraite » se situe à la fin des années 1980. Elle est marquée par de nombreuses réformes successives et rapprochées : la réforme de 1987 qui va modifier les règles concernant la prise en compte des salaires dans le calcul de la retraite, la réforme dite Balladur de 1994 qui va engendrer le plus d’économies, la réforme dite Fillon en 2003, la retraite de 2020... Pourtant, selon l’intervenant, si ces réformes s’avèrent « dures et discrètes », un double mouvement se profile jusqu’au début des années 2010 : « des réformes destinées à faire des économies individuelles, mais en même temps une progression des principaux indicateurs de la retraite, avec une dynamique des progrès économiques et sociaux qui a amélioré les conditions de la retraite ».
Il prend l’exemple d’un ouvrier possédant une carrière ascendante et complète : d’un côté, « ce cas-type n’a fait que perdre des droits depuis le début des années 80, puisque, à cette période-là, il fallait avoir 37 ans et demi pour avoir un taux de remplacement plus élevé qu’aujourd’hui, et le départ à la retraite était prévu à 60 ans ». Toutefois, de l’autre côté, ce bénéficiaire a connu une phase de croissance et des meilleurs droits à la retraite, notamment si ce cas-type est une femme. Se dessine ainsi « une sorte d’âge d’or » en termes de durée de vie à la retraite et de niveau de vie des retraités par rapport au reste de la population. Historiquement, il s’agit du meilleur niveau de vie qu’a connu le pays. Il s’agissait donc des réformes souvent dures et critiquables dans leurs modalités « mais qui avaient, in fine, pour objet d’empêcher une explosion de dépenses due par l’arrivée des nouvelles générations bénéficiaires ».
Une phase d’accélération des mises en œuvre
Enfin, depuis le début des années 2010, s’ouvre la troisième phase. Le schéma change à cause de toute une série de réformes précédentes qui ne sont pas complètement arrivées à leur terme, par exemple, la réforme qui décale l’âge légal de départ à la retraite de 60 à 62 ans, l’entrée en vigueur de la réforme qui décale la durée des cotisations de 40 à 42 ans, la réforme dite Touraine adoptée en 2014 qui programme un allongement de la durée de cotisation de 43 ans, et puis aussi des mesures d’indexation des pensions, d’augmentation de la CSG sur les retraités, etc. Depuis 2010, une double diminution se constate tant au niveau de la durée de vie projetée à la retraite, qu’au niveau du montant des pensions. « Les gains d’espérance de vie ont été moins vites que les réformes des retraites », remarque l’intervenant. Ainsi, « une personne appartenant à la génération 1950 pouvant partir à la retraite à 60 ans, se voit projeter un an de retraite en plus que la génération 1960 qui vient de partir à la retraite à 62 ans ». Il en est de même pour les moyens de vie des retraités qui « depuis 2015 connaissent une dégradation par rapport à ceux de la population active, liée principalement à la désindexation des pensions et la hausse de la CSG ». L’intervenant rappelle que l’on est encore « tout en haut du toboggan » : cette dégradation va s’accentuer dans les trente prochaines années. L’intervenant s'appuie sur les projections du Conseil d’orientation des retraites, estimant que si aucune action n’est entreprise, les personnes qui partiront à la retraite dans 20 ou 30 ans connaîtront un vrai décrochage, de l’ordre de 20 %, du niveau de vie à la fois par rapport à leur vie active et par rapport au reste de la population active. Selon l’intervenant, il ne s’agit pas d' un retour à un niveau de pauvreté mais plutôt d’un déclassement, comme c’était le cas au début des années 80 où le passage à la retraite était une expérience de déclassement.
Le projet du gouvernement vise donc à accélérer la baisse de la part des retraites dans le PIB
La réforme proposée par le gouvernement actuel s’inscrit dans une volonté d'accélérer la contraction du système de retraite. Sans réforme, le niveau de dépense de retraite est projeté pour être stable voir orienté à la baisse, du fait de ce raccourcissement de la durée de la retraite et de ce décrochage du niveau de pension. Le projet du gouvernement vise donc à accélérer la baisse de la part des retraites dans le PIB.
L’intervenant rappelle que l’ objectif principal de la réforme est tout d’abord de diminuer d’environ un demi point de PIB les dépenses de la retraite. Ensuite, le gouvernement souhaite diminuer la part des retraites dans l’emploi, c'est-à-dire repousser le moment où on peut passer de l'emploi à la retraite , en décalant progressivement l’âge minimal de 62 ans à 64 ans.
II. Les enjeux de la réforme actuelle et les principales mesures prévues
A. Les principaux enjeux de la réforme des retraites
Le déficit provient d'une baisse programmée des recettes
Selon l’intervenant, les motivations profondes de la réforme sont de deux ordres.
Premièrement,il s’agit d’une volonté de réformer le marché du travail en cohérence avec la réforme de l'assurance-chômage, c’est-à-dire à la fois « travailler plus pour produire plus », mais également augmenter l'offre de main d'oeuvre afin de faire face à la crainte d'une pénurie ou éviter des fortes augmentations de salaire.
Deuxièmement, il est question d’une réforme des finances publiques. La stratégie économique de la France est de faire une baisse structurelle de l’intervention publique dans l'économie, qui est matérialisée par deux aspects. Tout d’abord, cette stratégie consiste à faire baisser les prélèvements obligatoires. Notamment, en 2023 et 2024, il y aura une baisse importante des impôts de production d'une part et une baisse de la taxe d'habitation pour les 20 % de ménages les plus aisés d’autre part, qui vont faire perdre des recettes à l’Etat de manière permanente.
Le gouvernement refuse de chercher d’autres recettes pour financer les retraites
En contrepartie de cette baisse de recettes, le gouvernement souhaite opter pour une stratégie de baisse de dépenses publiques en passant par une maîtrise de la masse salariale de la fonction publique et une baisse de dépenses de retraite. « C’est dans cette stratégie là que s’installe « l’empressement »du gouvernement de commencer la réforme dès 2023, pour constituer des économies dès 2027, alors même qu'on se prive de ressources en 2023 et 2024 par cette baisse d’impôt ». « L’objectif affiché par le gouvernement de 12 milliards d'économies à l'horizon 2027 correspond à la fois à la volonté de baisser les dépenses publiques mais aussi les recettes du système de retraite ». Il est important de noter, selon l’intervenant, que dans ce cas, il ne s’agit pas d’une situation où le déficit proviendrait d’une explosion des dépenses, mais plutôt d'une baisse programmée des recettes liées à de multiples facteurs dont une diminution de la participation de l’Etat au système de retraite.
Les économies seront concentrées sur les personnes de plus de 55 ans qui vont prendre leur retraite d’ici 2030/2035
« Le gouvernement choisit de faire 12 milliards d'économies en utilisant un seul des trois leviers à sa disposition » pointe l’intervenant. « il ne touche pas au niveau des pensions, il ne touche pas aux recettes générales du système mais uniquement au levier de l’âge effectif de la retraite». Il s’agit par ailleurs d’un levier que l’intervenant qualifie de « brutal », dans le sens où il va concentrer toutes les économies, c’est-à-dire 17 milliards d'économies brutes (soit 12 milliards d'économies net), sur les personnes qui vont prendre leur retraite d’ici 2030/2035. Dans un système avec 27 millions d'actifs, 17 millions de retraités et 350 milliard d'euros de budget, l’intégralité de l'effort d’ici 2030 va être portée par les personnes de plus de 55 ans, ce qui donne à cette réforme « un caractère dur ».
Le gouvernement choisit de faire 12 milliards d'économies en utilisant un seul des trois leviers à sa disposition
B. Les principales mesures de la réforme des retraites
Le décalage de l’âge minimal de la retraite permettra de réaliser ⅔ des économies
La première mesure est le décalage de l'âge minimal de la retraite de 62 à 64 ans pour la plupart des assurés, avec un décalage de 3 mois par an. Ainsi, les personnes nées en 1961 qui pourraient prétendre à un départ en retraite à partir de septembre 2023, ne pourront partir qu'à partir de janvier 2024. Ce décalage continuera jusqu' à la génération 1968, pour qui l'âge minimal sera de 64 ans. C’est une mesure qui se décline aussi pour les assurés bénéficiant de départs anticipés : de nouveaux âges minimaux de départ anticipé pour les personnes en carrière longue ou qui appartiennent à des régimes spéciaux sont fixés. Ainsi, l’âge de départ anticipé passera progressivement de 60 à 62 ans. C’est cette première et principale mesure de la réforme qui permettra de réaliser ⅔ des économies.
La deuxième mesure nommée « Touraine accélérée », consiste à allonger la durée de cotisation, de 42 à 43 ans, à un rythme beaucoup plus rapide que ce qui était programmé au moment de l’adoption de la loi en 2014. Le gouvernement prévoit d'accélérer la mise en place de cette mesure en 2027 plutôt qu'en 2035. Ainsi, les personnes nées en 1961 ne devaient justifier que de 42 annuitées de durée d'assurance pour avoir une retraite à taux plein. La prochaine étape était fixée à 43 années de durée d'assurance pour la génération 74. Au final, le projet de réforme actuel a pour objectif d’atteindre cette durée de 43 ans dès la génération 65. Cette mesure permettra de réaliser plus de 4 milliards d'économies.
La retraite minimale à 1200 euros ne sera pas pour tout le monde
La troisième est un lot de mesuresqui englobe toutes les mesures soit de compensation soit d'atténuation des effets de la réforme. Elles consistent donc à protéger certaines populations des effets de la réforme telles que les personnes en invalidité ou les personnes en situation de handicap. Ainsi, l’âge de départ de ces personnes est maintenu à 62 ans : « Il n’y a pas ni amélioration ni dégradation de leur situation », observe l’intervenant. Il s’agit également des mesures qui tiennent compte de la pénibilité ou des carrières longues en mettant en place un décalage de l’âge de départ (actuellement en discussion, cet âge serait toujours fixé à 60 ans ou 62 ans mais après 43 années cotisées ou réputées cotisées). Enfin, il s’agit de la mesure dite sociale, nommée “les 1200 €”, qui consacre une valorisation de certaines petites pensions des salariés du secteur privé qui n'ont pas subi de décote. Retraitées actuelles ou futures, ces personnes bénéficieraient d’une revalorisation du calcul de leur pension de quelques dizaines d'euros par mois (33 € en moyenne par mois pour les nouveaux retraités et 56 € en moyenne par mois pour les retraités actuels).
III. Les effets de la réforme
Le décalage de l'âge de la retraite a un effet important sur l'emploi des seniors
La plupart des personnes en emploi qui atteignent aujourd'hui l'âge de la retraite, devront rester en emploi jusqu'à 2 ans de plus ce qui va avoir un impact sur la question de l’emploi des seniors et des conditions de travail. Pour illustrer ce constat, l’intervenant donne l’exemple des fonctionnaires, qui sont encore en emploi ou qui étaient encore en emploi à 60 ans : « avec le décalage proposé par la réforme, elles sont restées en emploi jusqu’à 62 ans, alors même que la plupart aspirent à partir dès qu'elles ont atteint le taux plein et avant l'âge de 64 ans ». Aujourd'hui, selon les enquêtes réalisées, les âges envisagées ou souhaitées de la retraite sont plutôt 60 ou 62. Rester en emploi deux ans de plus peut aussi avoir des effets plus importants sur la santé notamment lorsque ces personnes sont exposées à des facteurs physiques ou psychiques de pénibilité au travail.
L’intervenant attire l’attention sur les personnes qui ne sont ni en emploi, ni en retraite, un autre profil qui concerne une personne sur quatre. Pour ces personnes, le comportement des employeurs risque de s'adapter assez peu malgré le décalage de la retraite. Ainsi, le « sas de précarité » de ces personnes situées entre l'emploi et la retraite risque de s’allonger.
L’intervenant souligne néanmoins que, du fait de la double réglementation française fixant un âge minimal de la retraite et une durée de cotisation requise, les effets varient en fonction du profil des personnes. A titre d’illustration, il fait référence à une personne qui a commencé à travailler tard dans sa vie et qui n'a jamais cotisé avant l'âge de 22 ans. Il doit justifier d’une durée de cotisation de 43 années et pourra avoir le taux plein à 65 ans. Si cette personne avait prévu de partir effectivement au moment du temps taux plein à 65 ans, elle « n'est pas poussée » par le décalage de l'âge minimal de la retraite. Par contre, elle perd la possibilité de partir dès 62 ans avec une décote.
Un autre profil type est le travailleur qui a commencé à travailler tôt et qui aurait pu prendre la retraite à taux plein avant 62 ans. C’est sur ce type de profil que la réforme va permettre de faire des économies car ces personnes vont devoir décaler leur départ en retraite avec quasiment aucune compensation financière. Elles seront portées principalement pour les générations avant 1974, par « une sorte de baisse du barème généraliste ».
La réforme pénalise les femmes
Un dernier profil typique sur lequel la réforme va faire des économies, ce sont les femmes qui ont une carrière et qui ont eu un ou plusieurs enfants. Il existe aujourd’hui des inégalités entre les hommes et les femmes et un dispositif de compensation de ces inégalités, c'est ce qu’on appelle « les majorations de durée d'assurance », consistant à faire bénéficier aux salariées ayant eu des enfants jusqu'à 8 trimestres par enfant (dans le régime privé). Par exemple, une femme qui aurait commencé à travailler à 21 ans et qui aurait eu un enfant, pourrait partir aujourd'hui à 62 ans à taux plein car bien qu’ayant cotisé 41 ans, elle justifie de 43 ans compte tenu du fait qu'elle a un enfant. Ainsi, elle a le choix entre partir à 62 ans à taux plein en tenant compte du fait qu'elle a eu des enfants (choix de vie qui a pu influer sur sa carrière), soit décaler son départ de 2 ans et bénéficier d'une surcote. Or, du fait de la réforme qui décale l’âge de la retraite de 62 à 64 ans, la même personne n'a plus le choix de partir à 62 ans et devra partir à 64 ans à taux plein, sans surcote.
Cela revient à dire que la réforme fait principalement des économies « sur les personnes qui doivent le plus décaler leur âge de départ sans compensation financière », c’est par ce constat que l’intervenant achève sa conférence afin de laisser place aux questions des participants.
La réforme fait des économies sur les personnes qui doivent le plus décaler leur âge de départ sans compensation financière
Le temps des échanges
- Cette réforme marque-t-elle les inégalités entre ouvriers et cadres ?
Il n’y a pas le détail des mesures par professions mais on sait d’une part que les ouvriers-employés sont beaucoup plus concernés par le fait d’être hors emploi à l’âge de la retraite et d’autre part, comme ils commencent plus tôt, ils vont être davantage touchés par le décalage de l’âge.
- Quel est le coût des mesures sociales pour ceux qui n’arrivent pas à terminer leur carrière ?
Ce coût n’est pas chiffré actuellement par le gouvernement. Il avait été chiffré, avant la réforme, à 5 milliard d’euros. « 15 milliard de pension de retraite versés en moins, 5 milliards de mesures sociales en plus mais des économies faites par le système par ailleurs car les gens qui restent en emploi payent des cotisations, l’impôt sur le revenu… », évalue l’intervenant.
Selon lui, il faudra refaire le chiffrage car dans les dépenses sociales il y aura moins de dépenses d’invalidité compte tenu que les personnes en invalidité vont continuer à prendre leur retraite à 62 ans : « Ce sont des mesures sociales qui sont de l’ordre de 3 milliards d’euros par an ». Cela a donc un coût qui diminue les économies de la réforme, mais sans les effacer puisqu’ on va verser à ces assurés bien moins d’argent que s’ils avaient été à la retraite pendant la même période. « Le but est bien de diminuer le niveau de vie des personnes concernées », affirme-t-il.
- Est-ce que cela serait plus juste de ne « tabler » que sur 43 annuités sans critères d’âge ?
Pour l’intervenant, la réponse est « pas forcément » et principalement pour deux raisons.
Tout d’abord, ce mécanisme de la durée de cotisation n’est pas suffisant pour faire des économies importantes, comme le gouvernement le souhaite. « Si on ne faisait vraiment que 43 années sans critères d’âge, les économies de la réforme seraient pour la plupart effacées sauf pour le Touraine accéléré ». Il présente alors une « version réduite » de la réforme : le gouvernement tablerait sur les 43 années mais prendrait en compte uniquement la période cotisée ou réputée cotisée. A contrario, il ne tiendrait pas compte des périodes de cotisation validées, par exemple les validations de trimestre pour enfant. Ce mécanisme est déjà prévu pour le dispositif « carrière longue ».
Deuxièmement, ce mécanisme impacte trop durement les plus modestes, sauf à mettre en place des mesures très fortes d’accompagnement par exemple un vrai minimum garanti de pension (ce qui n’est pas le cas dans la réforme). « Quand on ne joue que sur la durée de cotisation, on tape dur voir très dur sur les personnes qui ont des carrières incomplètes, notamment par le mécanisme de décote et le mécanisme du coefficient de proratisation ».
- Quels sont les impacts de la réforme en matière de prévoyance ?
Pour l’instant, les conséquences sont difficiles à évaluer. Il est probable que les instituts de prévoyance s’inquiètent des conséquences de la réforme, notamment par rapport au surcoûts liés aux travailleurs vieillissant, et pourraient prévoir des hausses des cotisations. Néanmoins, une partie de leur crainte a dû être levée puisque l’âge de départ à la retraite reste à 62 ans pour les personnes en invalidité. L’intervenant ne peut tout de même que constater qu’il existe des études scientifiques et nombreuses qui montrent que la sinistralité augmente considérablement avec l’âge ! C’est donc dangereux pour la santé de travailler vieux et cela coutera forcément plus cher en termes de prévoyance. Autrement dit, il est presque certain qu’il faudra faire face à une augmentation du nombre d’accidents du travail et de maladies professionnelles, et donc corrélativement à une augmentation des cotisations de prévoyance qui ne sera pas simplement proportionnellement à 2 années au travail de plus.
- Comment la réforme prend-t-elle en compte les questions de la santé et de l’invalidité des travailleurs ?
L’intervenant cite les travaux de Patrick Aubert, statisticien et économiste, spécialisé dans l'analyse des politiques sociales en France[2]. Dans une note publiée sur le site de l’Institut des politiques publiques sur les âges de départ à la retraite, ce chercheur a constaté qu’un ouvrier non qualifié sur quatre était en invalidité ou en situation de handicap juste avant la retraite, et liquide donc ses droits au titre de l’inaptitude au travail . « Ainsi, du fait de l’accélération de la réforme Touraine, s’il est né en 1965, son contrat pour avoir une retraite complète va être à 43 ans au lieu d’être à 42, 5 ans. S’il a une carrière incomplète (ce qui est souvent le cas des personnes en invalidité), la formule de calcul va diviser le nombre d’années par 43 ans au lieu de 42, 5 ; cela fera donc un montant légèrement inférieur de l’ordre de 2 % sur le calcul de sa pension ». Selon lui, ces personnes ne sont donc pas complétement à l’écart de la réforme, elles peuvent subir des dégradations quand elles n’ont pas une carrière complète mais qu’elles ne sont pas dans la cible du minimum contributif.
- Existe-il toujours un projet de réforme mettant en place une retraite à point ?
L’intervenant est clair : « Ce projet de réforme est enterré ». Cette question lui permet de souligner les points communs et les différences entre les deux réformes.
« Philosophiquement, elles sont diamétralement opposées », affirme-t-il.
D’une part, le modèle de la retraite à point est une « retraite à la carte » : « passez l’âge minimum de la retraite, vous regardez combien vous avez de points, à combien on vous les vend et vous choisissez à quel âge vous partez. Il y a une idée de libre choix ».
A contrario, le modèle proposé par le projet de réforme supprime toute possibilité de partir à 62 ans, y compris avec une décote. En d’autres termes, ce choix n’existe plus. Il existe une obligation de rester sans retraite jusqu’à 64 ans.
Cependant, il met en avant un point commun majeur entre ces 2 réformes : les 2 projets, pourtant philosophiquement très différents, sont basés sur l’idée de réduire très rapidement les dépenses de retraites. Ce point est d’ailleurs, souligne-t-il, celui qui mobilise, de manière unanime, tous les syndicats contre la réforme. « Ils sont opposés à l’idée de faire 12 milliards d’économies sur les pensions de retraites ».
- Existe-il réellement un problème de financement des retraites ?
Pour l’intervenant, on ne peut pas nier qu’il y a, sous réserve de la fiabilité des projections, « une question de financement à approfondir du côté des retraites à l’horizon des années à venir ». « Ces projections indiquent qu’il faudrait trouver ½ point de PIB pour financer les retraites. Il y a donc un déficit de financement mais qui est lié à une baisse programmée des recettes et non pas à une augmentation des dépenses. Ce problème de financement est lié à la décision de l’état qui a prévu de baisser les recettes dans le système de retraite ».
Face à ce constat, plusieurs questions se posent:
- Est-on en accord avec cette baisse des recettes programmes ?
- Le cas échéant, comment y répondre ? Il existe 3 manières différentes d’y répondre :
- Soit en faisant des économies sur les recettes versées actuelles
- Soit en décalant l’âge de la retraite (c’est le choix fait par le gouvernement)
- Soit en cherchant des solutions de financement
Pour lui, « trouver ½ point de PIB de financement sur un système qui en fait 14, ce n’est pas très difficile en réalité ; on peut trouver plusieurs solutions de financement ». L’intervenant cite plusieurs exemples :
- Renoncer à la baisse des impôts de production sur les entreprises « dont on ne mesure pas un impact économique évident » (soit une économie évaluée à 8 milliard d’euros)
- Revenir sur les exonérations de cotisation employeur les plus inutiles, par exemple celles concernant les salaires les plus élevés qui sont aujourd’hui financés par l’état (soit une économie évaluée entre 2 et 10 milliards d’euros)
- Rembourser moins vite la dette sociale pour récupérer des ressources de CSG
- Mettre en place une CSG sur les patrimoines les plus élevés (soit une économie évaluée à plusieurs milliards d’euros) (cf proposition de Thomas Piketty)
- Mettre en place un mode de financement des retraites plus traditionnel, tel qu’augmenter très légèrement les cotisations salariés et employeurs (cf le Conseil d’Orientation des Retraites affirme qu’il faudrait, à l’horizon 2027, 0 ,8 points de cotisation, soit 14 euros/mois au niveau du SMIC ou 28 euros/mois au niveau du salaire repartis entre salariés et employeurs)
« En conclusion, il y a 3 leviers possibles pour trouver 12 milliards pour financer le système de retraite ; pourtant le gouvernement a choisi délibérément de n’en mobiliser qu’un et surtout d’exclure volontairement le levier du financement…Toutefois, il ne s’agit pas de relever énormément les recettes mais simplement de se demander comment faire en sorte que les recettes ne baissent pas. D’ailleurs, si on regarde les besoins de financement estimés, on ne peut que constater que ce n’est pas un choc de prélèvement obligatoire majeur quand bien même il reposerait entièrement sur les salariés… il est clairement bien moins important que les chocs liés à l’augmentation de l’inflation ou du prix de l’énergie. On pourrait aussi ouvrir la discussion et actionner les 3 leviers. Pour l’instant, on est dans une situation extrême où un seul levier est actionné sans dialogue, celui de l’âge effectif de la retraite ».
- Les besoins en financement sont-ils liés au manque de ressources créés ou à un déséquilibre du partage de la valeur ajoutée, qui ne bénéficieraient pas aux revenus qui forment l’assiette de cotisation ?
« Je vais être prudent dans ma réponse car je n’ai pas des données actuelles, qui seraient postérieures à la crise du covid », admet l’intervenant.
Il constate que, dans le secteur privé, beaucoup de dispositifs (par exemple les systèmes d’épargne salarial ou les primes Macron) échappent à l’assiette de cotisation et ne font donc pas de recette pour le système. C’est aussi le cas dans le secteur public (par exemple les primes de l’état).
Selon lui, il y a deux endroits où le capital pourrait être dans une situation beaucoup plus favorable que précédemment :
- Le profit qui n’est pas localisé en France (travaux de Gabriel Zucman, économiste), mais logé dans les paradis fiscaux pour des raisons d’optimisation fiscale. Cela masque une hausse de la part du capital.
- La valorisation des patrimoines financiers (le stock de patrimoine). « Les plus gros patrimoines financiers ont tendance à augmenter beaucoup plus vite que la croissance. Ce n’est pas une source naturelle de financement de la sécurité sociale, mais ils pourraient être mis à contribution. Par ailleurs, cela pourrait les aider à dégonfler pour éviter les effets d’emballement ».
- Peut-on encore corriger l’impact de la réforme sur la retraite des femmes ?
L’intervenant réagit : « Je vais être provoquant ! Si on veut corriger ce gros déséquilibre qui va diminuer la valeur des majorations des durées d’assurance (et en partie les rendre inutiles) il faut suspendre la réforme ! ».
Il confirme que cela n’a pas été calculé dans les travaux préparatoires du projet de réforme. Cependant il rappelle que la réforme est faite pour faire des économies et ces économies seront calculées sur les personnes qui décalent le plus leur départ sans compensation financière. Il s’agit donc principalement des femmes avec enfants qui pouvaient, jusqu’à présent, partir à 62 ans. Ce ne sont évidemment pas les seules qui subiront la réforme, mais c’est un profil typique et récurrent. Malheureusement, il n’y a pas de mesures évidentes pour corriger cela en tenant compte des mesures du projet existant. « Si on veut faire ça, forcement on va arriver à ce type de résultats ! Peut-être que le gouvernement pense à des mesures de compensations, mais s’il garde son enveloppe d’économie, elles ne seront pas à l’échelle ».
Il conclue par ailleurs que les débats parlementaires actuels montrent que le gouvernement semble plus concerné par le dispositif de carrière longue et donc prêt à faire des concessions dans ce domaine. Il s’agirait alors de permettre aux personnes en carrière longue de partir un peu plus tôt que prévu après 43 ans cotisés (ce qui couterait à gouvernement environ 1,5 milliard d’euros). Cette mesure ne concernerait donc que les personnes justifiant de 43 ans d’activité, sans arrêt. Les trimestres pour enfants ne seraient pas pris en compte dans le calcul de ces années. De fait, ces mesures concerneront 2 fois plus fréquemment les hommes que les femmes ! Selon lui, cela entraine « un effet de déséquilibre ». « Plus le gouvernement attenue la réforme sur les carrières longues, plus les économies reposeront disproportionnellement sur les femmes par l’effet des mesures d’âge. Si cet impact est compris et non voulu, il n’y a pas de solutions marginales à la réforme. La seule solution est de suspendre la réforme et de réfléchir à un autre plan. Il en va de même du problème d’iniquité vis-à-vis des ouvriers et employés soulevé par plusieurs économistes. »
- Les économies visées par la réforme s’inscrivent-elles dans la politique imposée par l’Europe en matière de déficit?
Pour l’intervenant, il y a un lien, mais il affirme que l’Europe n’a pas la compétence pour imposer à la France quelle réforme elle doit faire en matière de sécurité sociale et de réforme du marché du travail. Il rappelle l’historique de la réforme, qui s’inscrit effectivement dans la compétence de surveillance budgétaire et de mise sous contrôle de la dette et des déficits publics de l’Europe.
Dans le cadre des exigences européennes de réduire le déficit public à 3% d’ici 2027, le gouvernement français a réalisé une feuille de route dans laquelle il a prévu d’une part de « creuser le déficit en baissant les impôts sur les ménages aisés et les entreprises » et d’autre part « faire des réformes structurelles dont en premier lieu la réforme des retraites ». Il souligne : « Il aurait pu faire d’autres choix, tels que ne pas baisser autant ses recettes fiscales ». Ainsi cette feuille de route a été transmise à l’Europe et, à ce titre, l’Europe a inclut dans ses recommandations adressées à la France un certain nombre de réformes, dont la réforme des retraites. En d’autres termes, « malgré le passage par le circuit européen, la réforme est inscrite dans la feuille de route européenne de la France car prévue par le gouvernement français ».
Il y avait encore de nombreuses questions en suspens, mais la conférence s’est terminée par les remerciements et les félicitations des nombreux participants. Michael Zemmour a quant à lui remercié tous les participants et les organisateurs de la conférence. Il a également réaffirmé son soutien au réseau des Institut du travail de Strasbourg.
Calendrier de la réforme des retraites 2023 : dates clés
| Calendrier de la réforme des retraites 2023 |
10 janvier 2023 | Présentation officielle du projet de réforme des retraites. |
23 janvier 2023 | Présentation et adoption du projet de loi en Conseil des ministres. |
Fin janvier 2023 | intégration de la réforme dans un projet de loi de financement rectificatif de la Sécurité sociale (PLFRSS), ce qui permettra au gouvernement d’avoir recours à l’article 49.3 de la Constitution, si nécessaire. |
17 février 2023 | Début des discussions parlementaires, devant l’Assemblée nationale. Son examen sera inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale et du Sénat, en 1ère lecture. |
Fin du premier semestre 2023 | Adoption de la réforme. |
1 er septembre 2023 | Entrée en vigueur de la réforme des retraites, conformément à l’engagement du Président de la République. |