Le 11 octobre 2022 s’est tenue une journée d’études sur la santé au travail dans le Grand Est, organisée par le Comité régional d’orientation des conditions de travail (CROCT), avec la collaboration de l’Institut du travail de Strasbourg. Elle a permis de poser un diagnostic et d’identifier les questions de santé au travail, de se pencher sur les perspectives d’évolution du travail, puis d’examiner les actions envisagées dans le quatrième plan régional de santé au travail de la région Grand Est (PRST Grand Est) et le rôle de tous les acteurs. Cet événement a rassemblé plus de 130 participants, ce qui témoigne du vif intérêt pour cette thématique. Parmi les intervenants, Pierre-Yves Verkindt, Professeur émérite à l’Université de Paris I, s’est interrogé sur la diversité des acteurs de la santé au travail[1].
L’intervenant consacre la première partie de sa présentation à la clarification de la notion d’acteurs de la santé au travail ainsi qu’à l’exploration des opportunités et des contraintes liées à leur grande diversité. Il propose, par la suite, un essai de classification des acteurs et insiste sur l’idée selon laquelle « ce qui compte, c’est moins les acteurs eux-mêmes que la dynamique qu’ils vont être capables de créer entre eux ».
- La définition de l’acteur de la santé au travail
Afin de clarifier la notion d’acteur de la santé au travail, l’intervenant opte pour la définition constructiviste de Bruno Latour, sociologue. « Toute entité qui modifie une situation donnée participe de fait au déroulement de l’action et est envisagée comme un acteur ». Il en ressort selon l’intervenant que « ce n’est pas un problème d’habilitation particulière, ce n’est pas un problème de statut, c’est encore moins un problème de diplôme ». « L’acteur, au fond, c’est celui qui est repéré comme agissant de façon à transformer la réalité », explique-t-il.
L’intervenant fait ensuite un état des lieux de grande diversité des personnes qui interviennent dans le champ de la santé au travail. Les médecins, les infirmiers libéraux, les organes de certification pourraient ainsi être évoqués. Il porte une attention particulière aux juges en tant qu’acteurs de la santé au travail : « Ce sont eux qui, par une démarche volontaire et consciente, ont redécouvert parmi les obligations nées du contrat, une obligation de sécurité de résultat pesant sur l’employeur. Même si le vocabulaire a par la suite évolué la référence trop contractualiste au « résultat » ayant été abandonnée), cette redécouverte a exercé une influence décisive sur la prévention et la façon dont on la concevait », rappelle P-Y. Verkindt. « Elle a aussi juridicisé l’obligation de prévention, considérée jusqu’à là comme une obligation essentiellement morale », continue-t-il.
- Les sources de la diversité des acteurs
L’intervenant repère trois sources principales de la diversité des acteurs de la santé au travail.
La première, selon lui, tient à l’histoire des institutions. Il prend comme exemple la médecine du travail « qui est passée en l’espace de 70 ans d’une médecine d’entreprise à une médecine du travail, à des services de santé au travail puis à des services de prévention et de santé au travail ». Il note qu’en la matière, particulièrement depuis 2011, une exigence de pluridisciplinarité est apparue : « Cela veut dire qu’on ramène dans le champ des services de santé au travail une multitude d’acteurs : certains existaient déjà alors que d’autres sont véritablement « nés » de cette exigence, ainsi des intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP) ».
La deuxième source de diversification, selon P-Y. Verkindt, c’est l’histoire des idées : « Nous sommes passés, en l’espace d’un siècle, d’un droit de la réparation à un droit de la prévention ». Pour lui, « le moment nodal de ce basculement ce n’est ni la loi de 1991[2], ni la directive de 1989[3]. C’est la loi du 6 décembre 1976[4] ». En faisant rentrer l’idée de prévention intégrée et de plan de prévention dans le champ de la santé au travail, ladite loi « suscite l’apparition de nouveaux acteurs, comme par exemple les fabricants et les concepteurs d’outils de travail, d’immeubles, etc. ».
La troisième cause de cette diversité, est liée à l’histoire des techniques. Selon l’intervenant, l’évolution des techniques conduit à l’apparition de nouveaux acteurs dans le champ de la santé au travail ; il en va ainsi des préventeurs susceptibles de venir d’horizons scientifiques différents (sciences de l’organisation, sciences physiques, chimie etc.) ou encore des différents acteurs de la chaîne de fabrication des outils de travail ou des équipements de protection (individuels et collectif). Ce que montre fort bien la thèse soutenue par Marion Albert consacrée aux situations d’exposition aux pesticides lors de l’utilisation des pulvérisateurs (Thèse d’ergonomie soutenue à Bordeaux le 5 octobre 2022 sous la direction des professeurs Garrigou et Charbonneau ; -l’autrice voit la conception et la réglementation de cet outil de travail comme une chaîne de déterminants).
- Les atouts et les exigences de la diversité des acteurs
La diversité des acteurs engendre, selon l’intervenant, un perfectionnement des connaissances via la collecte des informations qu’il s’agira ensuite d’organiser et de structurer pour assurer leur transformation en savoir(s).
« Cette transmutation de l’information en savoir(s) ne se décrète pas et ne va pas de soi », tempère toutefois P-Y. Verkindt, en s’attardant sur les contraintes de la démarche et sur les exigences de maîtrise d’une telle diversité d’acteurs pour qu’elle ne provoque pas une cacophonie inefficace.
La transparence et la confiance constituent les premières contraintes de la diversité : « Si on veut que la diversité soit utile, il faut en tout premier lieu sortir de la logique défensive de protection de territoire ou de pré-carré. En deuxième lieu, il faut intégrer le paramètre du temps. L’urgence permanente est incompatible avec le processus de dialogue qui permet seul de réfléchir les informations et les connaissances connectées pour les transformer en savoirs et en savoirs opérationnels : « Il faut qu’il y ait des retours d’expérience discutés, des conflits, de la discussion… ». En troisième lieu, il faut préserver et construire si nécessaire des espaces de dialogue, des lieux dédiés ou non à une action particulière mais toujours des lieux identifiés et adaptés à la construction de savoirs communs : « Par exemple, les groupes de travail sont des lieux où l’on se parle. Et dès l’instant où l’on se parle, on commence à créer de la connaissance et à envisager la façon dont on pourra la mettre en œuvre dans les pratiques quotidiennes ».
Comme on le voit, la diversité des acteurs n’est un atout que si et seulement s’il est répondu aux exigences de la coopération, tant sur le plan matériel (des lieux, du temps, des supports d’informations…) qu’intellectuel (bonne foi, confiance, respect mutuel des acteurs, éviction systématique des procès d’intention, écoute d’autrui …) dans un contexte général d’une volonté politique au sens le plus noble du terme.
- Essai d’une classification des acteurs
En tenant compte de cette diversité, l’intervenant tente une classification des acteurs. A l’aide de son tableau initial, il essaie de démontrer les interactions permanentes entre les institutions publiques, les institutions privées, les acteurs publics, les acteurs privés, les acteurs privés avec mission de service public, etc.
Plusieurs classifications peuvent être proposées en mobilisant des critères différents, chacune permettant de mettre l’accent sur un élément essentiel d’une politique rationnelle de protection de la santé des travailleurs.
La première classification oppose les acteurs publics et privés. Une deuxième classification s’appuie sur la distinction des acteurs étatiques et des acteurs de la démocratie sociale. Celle-ci suppose « qu’à côté du citoyen qui est représenté par la démocratie politique, la personne réelle, de chair et d’os puisse disposer de lieux où elle sera représentée comme travailleur ou travailleuse, membre d’une famille, d’un quartier, d’une ville... ». Il ajoute : « cette personne réelle et située doit pouvoir être entendue et, le législateur a besoin de se mettre à son écoute. La composition du CROCT en est la parfaite illustration. Comme le COCT, il est une institution de la démocratie sociale assurant la prise de parole et au-delà la participation des travailleurs et des travailleuses à la compréhension, à la construction et à l’application des règles qui les concernent ». In fine, il envisage une dernière classification entre Centre et/ou territoire(s). Il souligne en ce sens que « les territoires sont des lieux de collecte de l’information au plus près du travail tel qui se fait et des relations du travail telles qu’elles s’établissent ».
Ces divers acteurs sont en interaction permanente parfois parce que la législation l’exige (quand elle prévoit la consultation d’une instance, ou quand elle impose une circulation de l’information) parfois parce que la pratique offre l’opportunité de rencontres ou d’actions communes, parfois parce que la proximité de tel et tel acteur rend possible une interaction non formalisée. Reste cependant que « la diversité et même parfois une certaine hétérogénéité des acteurs engendre un risque d’affaiblissement de la lisibilité des missions de chacun d’eux. Il rappelle que tel était le point de départ du rapport Lecocq sur la santé au travail (2018) constatant l’insuffisante lisibilité du système pour les salariés et les entreprises. Pour l’améliorer, plusieurs techniques sont envisageables : la première consisterait à fusionner l’ensemble des acteurs en un acteur unique, la seconde proposerait une meilleure coordination (soit institutionnelle, soit fonctionnelle) des acteurs
Un temps envisagé, la fusion a été très vite abandonnée. Pas sûr qu’elle ait été praticable compte tenu de l’extrême diversité des acteurs et leurs statuts. Le rapport Lecocq lui-même pourtant enclin à avancer dans cette voie laissait place à une pluralité d’acteurs. La coordination institutionnelle offre une autre perspective qui va néanmoins au-delà de la simple proposition d’un « guichet unique ». Elle ne met en cause ni l’existence des acteurs ni leur autonomie mais donne naissance à des espaces de discussion formalisés ou non formalisés, établit des processus assurant la fluidité de la circulation de l’information, et en tout état de cause travaille à l’abandon de la pensée et la pratique en silo. Selon PY Verkindt, des traces de ce type de coordination apparaissent aujourd’hui. « Nous sommes dans une logique de fluidification de l’information, légalisée par la loi du 2 août 2021 » (Articulation entre le dossier médical partagé et le dossier médical en santé au travail, approfondissement des rapports entre organismes de sécurité sociale et services de prévention (surtout en matière de lutte contre la désinsertion professionnelle). Pour l’heure, la coordination est surtout fonctionnelle( entre services de prévention et de santé au travail ( SPST) et instances de représentation du personnel ( CSE et sa commission spécialisée lorsqu’elle existe ), entre ces derniers et les services extérieurs de l’administration du travail, entre salarié pris individuellement ( à travers son droit de retrait) ou comme membre d’une collectivité de travail ( à travers le droit d’alerte du représentant du personnel ) et les mêmes SPST et l’administration du travail
Pour fonctionner, cette coordination fonctionnelle a besoin d’acteurs déterminés et capables « de faire vivre le droit existant » ce qui implique d’une part, une formation adaptée et une volonté ; elle implique aussi de « faire confiance à l’intelligence des acteurs avant de changer les normes ». Il y a en effet, selon PY Verkindt, beaucoup d’« illusion à croire que la modification de la législation conduirait à l’amélioration de l’existant ».
Pour illustrer ce type de coordination fonctionnelle d’ores et déjà à l’œuvre et dont il faut améliorer selon lui le fonctionnement, l’intervenant propose quelques exemples, tels que :
- Employeur/ salarié : le droit d’alerte et de retrait du salarié,
- Représentation du personnel/ collectivité de travail/travailleur, Chef d’entreprise/services de contrôle : consultation et négociation sur les conditions de travail ; alerte d’un élu du personnel
- Service de prévention et de santé au travail/ Administration du travail/ Représentation du personnel/employeur : contrôle et suivi des SPST ; CSE et SPST
Il conclut : « Tous ces dispositifs, d’ores et déjà présents dans la législation française, sont à la fois des sources extraordinaires d’informations potentiellement transformables en savoir(s) », des outils d’une meilleure efficacité à la condition que les acteurs s’en saisissent et des points d’appui pour des expérimentations. Ainsi le droit d’alerte du salarié ou du représentant du personnel, tout comme les enquêtes post accidentelles conduites par le CSE assisté de sa CSSCT ou encore les expertises décidées par le même CSE sont autant de moyens, s’ils sont utilisés conformément à leur fonction, de faire remonter à la surface le travail réel ou au moins les conditions du travail tel qu’il se fait.
Plusieurs obstacles persistent néanmoins. Le premier est celui d’une certaine forme de « pensée unique » qui instrumentalise les textes et passe tout de suite du constat à la revendication, voire qui passe directement à la revendication avant même d’avoir pris le temps de regarder le réel. Le deuxième est l’absence de culture de l’expérimentation assez typique en France où on ne peut expérimenter qu’à la condition de réussir et où tout échec de l’expérimentation est traduit en termes de « faute » engageant une responsabilité.
Pour PY Verkindt toutefois, le monde ou plutôt les mondes, de la santé au travail et la diversité de ses acteurs montrent bien que cette expérimentation est possible. En témoigne selon lui, la réalisation des plans santé au travail (PST).
L’autre enseignement est tiré du droit social. Sa lecture attentive et l’examen des façons dont il s’applique permettent de percevoir avec acuité que c’est l’action qui fait l’acteur et non l’inverse. Dans le monde du travail, « parce qu’il y a la préoccupation de la réalité du travail, le raisonnement surplombant qui dicte ce qu’il faut faire a toutes ses chances de tomber à côté ». De la même manière que le travail est ce qui permet au travailleur de combler la distance entre les prescriptions de son activité et la résistance du réel, le droit social ne prend sens que dans la confrontation de la règle et du réel du travail. Ce que les problématiques de santé au travail montrent à l’évidence.
Un participant à la journée de présentation du PRST IV pose la question de savoir « ce qui se passe quand on n’a pas le temps ? ». PY Verkindt rappelle que « La diversité des acteurs est un atout, mais elle a aussi des exigences », notamment celle de cesser de penser et d’agir « en silo ». Or dit-il, l’absence de temps pour réfléchir, agir et construire conduit inéluctablement à penser « en silo » parce que chacun pense qu’agir seul et dans l’entre-soi est un gage de rapidité et d’efficacité. Au lieu de répondre au manque de temps par la recherche du confort de la pensée en silo, la constitution d’un d’un langage commun « non pas au sens d’une commune terminologie, mais d’abord au sens d’une pensée commune … Je pense pour ma part que l’enjeu, c’est de construire un langage commun quand on parle de la santé au travail et il me semble que c’est par un langage commun ainsi élaboré par les acteurs qu’un Plan régional Santé au Travail prend tout son sens »
[4] Loi n° 76-1106 du 6 décembre 1976 relative au développement de la prévention des accidents du travail.